Liège, vieille putain médiévale.
Est-on certain d’avoir tout dit de la vie associative, des nombreuses ASBL, du CHREAM à Femmes battues, des commerces de plein air, de la boule de Noël au village gaulois ? A-t-on assez vanté l’intérêt des Liégeois pour les impasses en Hors-Château, le monument Tchantchès, la République d’Outremeuse et de son gouvernement pittoresque, du Tour de France qui passe l’année prochaine… et l’engouement du gouverneur pour la bicyclette, des saisons subventionnées des théâtres, du public si clairsemé de la culture et si enthousiaste à la connerie ? C’est-on assez assoté de bon ton à Liège, de la tête près du bonnet des Liégeois ? Ah ! Liège, vielle putain médiévale, où vas-tu ?
Une certaine démocratie n’y est que prétexte à la classe dominante pour donner le ton. Tout le monde vit au dessus de ses moyens, dans une foire où le paraître occulte les détresses.
Jadis, le démuni vivait sur le trottoir. Il était en osmose avec la rue et ce n’était pas honteux. Le logis restait porte ouverte, même la nuit. Un lit, une table, deux chaises, une armoire et une « sitoûve », c’était tout. Un passant plus pauvre y avait son bol de soupe. Aujourd’hui, aucune misère n’est visible, sauf lorsque l’huissier procède à une saisie. La solidarité, la seule défense des petites gens, la seule efficace, n’est plus possible. Les signes d’une profonde détresse existent. La multiplication des kots dont 60 % sont occupés par des vieux et des jeunes au CPAS, souligne la dégradation des conditions de vie. S’il se passe encore des choses à Liège, ce n’est pas à la Violette ou Place Saint-Paul qu’on le saura, mais en levant la tête dans les quartiers.
Comment en est-on arrivé là ?
Les pauvres ont une pudeur que l’ambition satisfaite n’a pas. La misère a ceci de mystérieux qu’on ne la voit que par le cœur. Elle est hors de portée de la majeure partie des robots de la semaine anglaise. Les pauvres n’intéressent que pour l’anecdote et le fait divers. C’est le vivier du fonds de commerce de la justice qui se gorge de petits voyous en oubliant les gros. Une prostituée, même hors circuit, garde son ancien « métier » comme une tâche de vin en pleine figure. Le bon bourgeois qui a passé son hystérie sur ces malheureuses bénéficie de la présomption d’innocence. Les vrais voyous sont à jamais « honorables ». La « putain » d’accusatrice devient coupable et se retrouve en prison, à cause de l’un ou l’autre petit mensonge. Les petits pensent qu’ils seront mieux entendus des grands en exagérant les choses. Les avocats connaissent la chanson et les juges ne cherchent pas à grappiller la vérité sous les scories. (Voir l’affaire Allègre à Toulouse)
Le contentieux belge se passe de commentaires.
Se souvient-on encore des concussionnaires et des prévaricateurs ? La peine purgée - peu sont allés en prison - ils ressortent le front haut et l’âme impudente, et clamant leur innocence, ils rentrent dans le rang ! La politique sied bien à l’effronterie !
Sortez avec un truc que vous n’avez pas payé d’un grand magasin et vous verrez la différence !
Dans cette ville, comment gagner la confiance des intouchables plus farouches qu’on le croit ?
Comment faire comprendre qu’on n’est pas saisi par une curiosité estivale de désoeuvré quand on se mêle aux « asociaux » place Cathédrale ?
Vous me direz, les mancheux, les clodos, les paumés, les artistes de rue qui s’y retrouvent ne sont pas précisément représentatifs des Liégeois, travailleurs infatigables et héros ardents du bas salaire.
Qui oserait prétendre ne jamais basculer et en arriver là ? Qui ne craint pas de se faire jeter d’une profession soudain obsolète, dépassée ou transférée ? Qui oserait dire qu’à bout de solitude et de poisse, il ne se retrouvera jamais sur un « mauvais » banc, place Cathédrale ?
Ces gens sont des sous-hommes diront les imbéciles. Même s’ils sont Tchèques, Moldaves ou apatrides, mères de famille à genou rue Saint-Paul à lorgner les clients des restaurants ou petite frappe agressive avide de sous pour sa dose, ce sont avant tout nos semblables, nos frères. Ce sont des gens ordinaires qui ont quelque part échoué, parce que mathématiquement une société qui navigue avec un déchet de 15 à 30 % d’inactifs involontaires, est une société qui condamne les plus faibles à décrocher. Responsables de cet échec, partis et gouvernement sont coupables avant quiconque. C’est avant tout la faillite d’un système avant d’être celui des victimes.
Loin des faux jetons de l’information complaisante, je me suis assis place Cathédrale au plus près de ces Liégeois spéciaux.
Orwell a dit de l’Angleterre une chose délicieuse qui pourrait convenir à Liège : un pays fort agréable à condition de ne pas être pauvre.
Le monde des petites gens n’a jamais été vraiment dépeint par lui-même. Les « artistes » wallons, finalement intégrés et congratulés avec médailles et cendrier en cristal aux armes de la Province font écran à la vérité depuis un siècle. Comme l’électeur est une sous-merde dès qu’il a voté, on croit le peuple dénuer d’expressions. Etonnez-vous dès lors qu’il invective les « force vives » qui pensent si mal de lui.
Les bancs sont investis le jour par ceux qui se sont extraits des transes collectives d’une dérive plus dure la nuit. Ils y récupèrent et y dorment pour mêler à partir du crépuscule leurs clameurs nocturnes aux grognements des violents qui rodent. Les pensionnés qui attendent le bus et des ménagères de plus de 50 ans qui s’y attardent, évitent une certaine promiscuité.
Les paumés, de gueules de bois en bastons, profitent de la douceur de l’air et des poubelles du Delhaize. Le calme est relatif. Des antagonismes aux raisons insondables se développent à propos d’une clope de shit ou d’une pièce de monnaie. Les parades guerrières se terminent parfois rue Saint-Martin-en-Isle, où même en battle-dress et 9 mm à la ceinture, la police n’arbitre les coups qu’avec réticence.
C’est à l’occasion d’un règlement de compte que j’ai entendu une réflexion d’anthologie : « Tu bouffes, tu baises, tu pisses, tu chies puis tu te fais casser la gueule pour une thune, c’est quoi cette vie ? T’en as pas marre ? Moi, si… »
Quelque part ces assis qui sont loin d’être ceux que Rimbaud méprise, en sont là parce qu’ils se sont fait avoir à cause du peu de résistance qu’ils opposaient à la pourriture subtile de la ville..
Certains se sont révoltés à force de marcher la tête basse, sans pouvoir s’exprimer, D’autres, par leur pente naturelle ont touché le fond, tout seuls. Rares sont les cyniques qui au nom de Le Bon et son « Droit à la paresse » ont tourné le dos à tout. Graines de quoi ? De rien, puisque chez eux l’espoir n’existe pas. Ils étaient déjà condamnés avant de venir au monde.
Qui voudrait les employer et à quoi ? A part des animateurs sociaux et des bénévoles d’asile de nuit, qui les approche encore ?
Il y a des femmes parmi eux. A leur image, elles emploient le même et rude langage. Il n’est pas interdit de penser que les couples qui s’y forment rêvent d’un bungalow à la campagne et du chien à pedigree que l’on promène le soir sur le tarmac mou de la Drève des Marronniers. Et pourtant comme les « veufs » leur langue est drue. Tous parlent haut et fort, si bien que les injures s’entendent à la terrasse du coin de la rue Cathédrale. La clientèle décolletée des retours de la Côte mange l’assiette garnie en feignant ignorer l’imprécation contiguë.
La perspective de faire œuvre utile les a abandonnés depuis longtemps. Ils savent que cette guerre des classes, dont ils ignorent tout, a eu raison d’eux et qu’ils ne s’en relèveront jamais.
Les jeunes, le plus souvent entre 20 et 30 ans sont les plus nombreux. Ils ont des airs de bravaches et vous regardent d’un œil dur. Des punks speedés, des gars d’un mètre quatre-vingts qui pèsent à peine 50 kilos, les yeux agrandis par la daube, frissonnent du manque. Des maîtres-chiens ont un rottweiler assoupi entre les jambes, le marcel découpés sur des biceps d’athlète de foire, tatoués de noms de femme. Il n’y a pas de paumé type.
En octobre sur la foire, ils riront comme des enfants, d’un rire sans dents, sur les autos tamponneuses, aptes au bonheur comme tout le monde.
Pour certains, plus affûtés, la perspective de faire le con au boulot n’est pas tant redoutée que parce qu’elle est devenue impossible. On les entend parler hardiment des hooligans qui jettent des canettes de bière sur les flics à la sortie du foot. Parfois un bombeur qui se croit dessalé parce qu’il enlaidit la ville des saloperies qu’il y projette, se joint à eux. Il veut y discuter des partis, du syndicat qui n’existe plus, des yuppies et des courants américains. Une lame de rasoir en plastique à deux euros au cou pour se donner un genre, sa crête de coq qu’il doit fixer tous les matins d’un gel, tout indique le minet reconverti en punk. Admirateur des Sex Pistols et des groupes violents, il ferme les yeux chaque fois que son voisin lève le bras.
Les autres le regardent de travers. Ils s’en foutent des courants. A la rue, il n’y a qu’un seul courant qui compte et c’est le courant d’air. La ville rock’n roll, c’est pour la compagne du tagger toute en loques stylisées dont la griffe du couturier sort du jeans.
Le bombeur et sa compagne ne doivent leur salut que par un repli prudent vers la vierge de Del’Cour, là où la société des jeunes filles montrables et des dragueurs honorables rassurent ces excentriques.
C’est ça le flou artistique d’une ville tournée vers la norme sociale, qui ne tolère la différence que lorsqu’elle amuse le bourgeois. Jadis, celui-ci déguisé en soixante-huitard fréquentait la rue Roture.
Que les éditeurs de journaux se rassurent, les pigistes d’en face ne sont pas fichus d’écrire une seule ligne de ce qu’ils voient de leurs fenêtres