La disparition de Jacques Yerna.
La dernière fois que jai rencontré Jacques Yerna, cétait à lenterrement dUrbain Destrée.
Tandis que les Mordant, Nollet, Potier, Vandersmissen, émerillonnés par le discours de Jean-Maurice Dehousse avaient peine à quitter le premier rang, Jacques étaient tout à fait à lécart à la troisième ou quatrième rangée.
Je pensais en dévisageant laréopage de ceux dont personne ne se souviendra, à ce cuirasser Potemkine amarrés à Saint-Pétersbourg sur un wharf de la Neva. On le visite pour quelques kopeks. La liste des révoltés est à lintérieur. Tout le monde passe et personne ne sen soucie. Telle est la FGTB liégeoise aujourdhui. Le rafiot est toujours amarré place Saint-Paul, on le visite, surtout pour les besoins du chômage. Les galonnés passent lair toujours aussi important et qui sen soucie encore ? Evidemment, ils nont pas la stature des héros de 1905.
Autrement était Jacques Yerna, autre temps, autre stature… Rien quun détail qui vaut son prix, quand on pense quà 80 ans, il allait encore tous les samedis à Vottem protester contre le centre fermé pour étrangers !
A lenterrement dUrbain, je vois encore Jacques Yerna appuyé contre un mur et parlant avec quelques personnes. Nous nous connaissions sans nous fréquenter. Je me suis approché, une sorte dinstinct me poussait vers lui. Je lui dis à peu près ceci : « Mon cher Jacques, peut-être ne nous reverrons-nous plus, je profite de cette occasion pour te dire que tu es un chic type et que jai toujours eu beaucoup dadmiration pour toi. » Que les gens qui étaient présents avec lui ce jour-là, sils me lisent, me donnent acte de la véracité de ces paroles.
Cest tout ce que je souhaitais exprimer.
Il balbutia quelques mots du genre « Quen sais-tu que nous ne nous reverrons jamais plus ? Alors que nous nous voyons aujourdhui et que ça fait… » Le comptage des années que nous ne nous étions vus larrêta. Ce furent les dernières paroles que jentendis de lui.
Je ne vais pas retracer la carrière de Jacques Yerna.
Il suffit douvrir Internet ou mieux découter les flots de bavardages des importants qui ne manqueront pas dévoquer quelques moments de la vie de cet homme : de 1962 à 1988 secrétaire de la FGTB de Liège-Huy-Waremme. Des anciens se souviendront de Jacques collaborant avec Mandel à lancer le journal « La Gauche » et puis la suite, ses grands rendez-vous avec lhistoire du Pays de Liège, les grandes grèves, sa collaboration à la politique dAndré Renard, la présidence du Mouvement Populaire Wallon, le fédéralisme, les réformes de structure et ses démêlés avec le PS.
Une des raisons qui font que lon parlera de lui longtemps à linverse des successeurs dont personne ne se soucie, cest que les grandes entreprises qui faisaient la force des mouvements syndicaux pouvaient mobiliser des milliers de travailleurs. Cest ainsi que Jacques Yerna a pu du balcon de la place Saint-Paul devant 15.000 grévistes proposer que lon marchât sur Bruxelles en décembre 1960.
On a vu comment les responsables ont préparé la fin dARCELOR aux petits oignons et comme dans les jours davril 2003, alors quon était toujours dans lincertitude, les travailleurs de Cockerill et ceux quils entraînaient avec eux. Si les socialistes et le comité Potier navaient pas trouvé tout de suite des provisions à jeter aux « fauves », cela allait faire du vilain.
Eh bien ! nous avons vécu place Saint-Lambert une des dernières grandes manifestations hostiles au régime au grand soulagement des collaborateurs du système capitaliste.
Autre période, autre réaction. Le revers de la médaille pour nos modernes syndicalistes, cest quils passent du cheval de don Quichotte à lâne de Sancho Pansa et comme ils ont une haute idée deux-mêmes cela doit toucher leur amour-propre !
Il y a toujours eu un mystère Jacques Yerna sur son attachement au socialisme. Malgré les crises et ses démêlés avec les apparatchiks, il est resté fidèle au parti, hormis la période de 1964 où il en fut exclu. Pour qui la bien connu, il avait le discours dun trotskiste. Il avait horreur des carriéristes et des parachutés pistonnés, fort nombreux aux guichets de « laction » syndicale.
Il sen est expliqué lors dune de ses dernières interviews. Jy découperai quelques mots qui aideront à comprendre : « Le parti socialiste est un parti de masse. Et un parti de masse ne peut pas être révolutionnaire. Il est nécessairement réformiste, parfois même conservateur. Il ne peut donc évoluer vers une prise de conscience dynamique que sil laisse se développer en son sein une tendance plus radicale. Je dis toujours que je suis venu au Parti par le cœur (mes racines) et que jy reste par la raison. »
Ce sera un des grands échecs avoués de Jacques Yerna de navoir pas pu pousser le PS plus à gauche.
Une autre raison inavouée mais que lon comprend vite en gravitant autour des centrales et de la Régionale, cest lespèce de parcours obligé du militant haut niveau, adhérant aux quatre mouvements socialistes, je dis bien quatre mouvements même si lUnion Coopérative nexiste plus, car dans une certaine mesure on pourrait lui substituer les Loges.
Combien de militants courageux, compétents, honnêtes mais qui nétaient pas socialistes se sont cassé les dents et ont dû renoncer à leur mandat dans cette Régionale liégeoise ?
Aujourdhui que plus rien na dimportance et que tout sest délité, on a pu voir Potier, président de la régionale, monter à la tribune du PS le premier mai 2003, sans aucune protestation des militants attachés à léquilibre entre les partis de gauche au sein de la Fédération. Il faut dire aussi que les partis de gauche aujourdhui… cest comme parler du niveau de lOurthe après quinze jours de canicule.
Cela restera pour moi une question sans réponse, celle de navoir pas songé à demander à Jacques ce quil pensait de cette Régionale désormais à la botte des Messieurs de la place Sainte-Véronique ?