Carambole mondiale
Une des principales raisons que donne l’Europe pour libéraliser les services publics comme la poste ou les chemins de fer consiste à prétendre que les entreprises ainsi remises à la concurrence baisseront leurs prix, en même temps qu’ils offriront des services de meilleures qualités.
On sait à quoi s’en tenir pour ce second postulat. En Angleterre les chemins de fer déjà privatisés sous Thatcher ont fait la démonstration de la piètre qualité des services. Quant à ce qui concerne la sécurité, n’en parlons pas. 2005 a été l’année noire des accidents de chemin de fer en Grande Bretagne. Les hôpitaux, c’est la même et évidente catastrophe. Les listes d’attente sont telles que le Nord Pas de Calais et la Belgique sont pratiquement devenus les services d’urgence de Londres et de Birmingham.
Reste l’argument de la baisse des prix par le jeu de la concurrence.
Le chiffre record de 2703 milliards de dollars de fusions-acquisitions en 2005, suite à la mondialisation de l’économie, prouve que le processus de concentration des entreprises se poursuit, voire s’accélère, puisque par rapport à 2004 l’augmentation est de 38, 4 % !
Or, qui dit concentration, dit justement diminution de la concurrence.
Ces chiffres pharamineux sont sortis d’une étude du fournisseur de données Thomson Financial. C’est dire la référence et le sérieux.
L’accès facile au financement avec les taux d’intérêt extrêmement bas fait partie des facilités des grands groupes industriels qui se développent au détriment du petit épargnant ; car si vous, petit épargnant, on vous donne 1 ½, voire 2 %, imaginez ce que cela rapporte les milliards que vous leur apportez ! En les replaçant dans des reprises d’entreprises, à peine réalisent-ils un petit risque pour des bénéfices records assurés, variant du quadruple au centuple de ce qu’ils vous versent.
La plus grosse opération du genre a été, l’année passée, le rachat de l’entreprise Gillette par Procter and Gamble pour 57,2 milliards de dollars !
Il faut ajouter aux milliards de la petite épargne à peine rémunérés, les bénéfices énormes générés par le surenchérissement des matières premières d’énergie.
La concentration est si forte sur le marché mondial que déjà s’établit un monopole naturel (natural monopoly), tant plusieurs branches des activités humaines n’ont plus qu’une seule firme si grande par rapport au marché qu’il n’y a place que pour elle.
La banque spécialisée dans la fusion-acquisition, Goldman Sachs, est elle-même sans concurrente à sa hauteur, ce qui lui permettra à l’avenir d’acheter où bon lui semble et à n’importe quel prix, ce qu’elle veut.
Alors quand Didier Reynders vante les mérites de la vente à l’encan des bijoux de famille qu’une Belgique n’a acquise que par le travail de ses enfants, c’est, d’une certaine manière, un hold-up légalisé dans nos porte-monnaie.
Dorénavant, l’économie dirigée (command-direct economy) tant décriée sous le stalinisme sera en Europe libérale et dans le monde, dans le domaine des particuliers qui pourront selon leur bon plaisir, gérer les trois problèmes économiques essentiels, à savoir : quels bien produire – comment les produire – qui les recevra une fois produits.
Voilà un retournement inattendu de l’Histoire.
On nous a dit de combattre le communisme comme étant un avatar malencontreux du capitalisme et, sitôt sans concurrent, voilà le même capitalisme qui s’emballe et accorde des privilèges, non pas à des despotes, chefs d’Etat, mais à des staliniens privés ! Ce qui est cent fois pires !...
Voilà ce à quoi le capitalisme triomphant est arrivé.
Et ce n’est pas fini. Les fusions et les regroupements se poursuivront encore tout au long de 2006 et bien au-delà, dans une sorte de fuite en avant boule de neige.
Le flux circulaire (circular flow) par le jeu des transferts dans des pays à bas salaires sera sans doute ralenti fortement dans les pays « riches » à cause des concentrations des nouveaux holdings.
En un mot comme en cent, ce n’est pas parce que Procter and Gamble a racheté Gillette que la lame Sensor sera offerte à un prix plus démocratique aux barbes naissantes ; par contre, le contraire pourrait très bien se produire. Il est vrai que Didier Reynders a les moyens de rester glabre.