Une allocution télévisée ésotérique.
Les téléspectateurs, qui ont vu et écouté en direct sur les trois chaînes françaises le vendredi 31 mars à 20 heures l’allocution de Jacques Chirac, n’en sont pas encore revenus. Aux premiers mots du discours, un problème de son, un écho, les paroles du président se répètent avec un petit décalage !
Impossible de se concentrer sur ce qu'il dit et sa prestation tourne au ridicule. Les Français ont dû se sentir gênés. Pourtant, on ne peut s'empêcher de penser que le ratage est un symbole. Jacques Chirac, à son détriment, nous fait passer une conviction : celle d’Ernst Kantorowicz qui à partir d'une étude fondée sur Frédéric II, empereur allemand du XIIIe siècle, prend pour point de départ une formule des juristes de l’Angleterre élisabéthaine, distinguant chez le souverain son corps personnel, périssable, et un corps « politique », dont les membres sont ses sujets, et qui ne meurt jamais. En rétrospective, l’auteur étudie la théorie médiévale des deux natures, puis des deux corps du Christ, à partir de laquelle s’élabore la doctrine de la royauté bi-corporelle.
Avait-il besoin d’être deux pour sombrer dans l’absurde ? Un seul était bien suffisant.
Chirac s’efforçait de détacher toutes les syllabes à son habitude. L’autre son double, le bouffon du roi, répétait d’une voix sourde la même chose. Mais à l’inverse de la théorie d’Ernst Kantorowicz, le corps était présent, alors que déjà le président s’en allait de sa voix off à la retraite hantée en son château de Corrèze, un an avant les élections....
Pendant quelques secondes, les téléspectateurs eurent cette bi-corporalité sous les yeux, si bien que le reste du discours ne fut que fantasmagorie et songe creux.
La séparation des corps de ce vendredi soir s’accomplissait devant nous. C’est quand la défaillance technique fut corrigée que l’on se rendit compte qu'il faudrait encore attendre avant que le corps politique puisse s'incarner dans un autre président, et que, pendant ce laps de temps, celui de Chirac allait errer dans les couloirs de l’Elysée, sortir parfois à la fraîche recueillir les sourires des enfants des écoles, flatter le cul des vaches dans les comices agricoles, sans que cela désormais prêtât à conséquence … Comme quoi, voilà un président qui aura fait beaucoup pour l’antiparlementarisme primaire.
Ainsi, il était deux et personne ne le savait.
Il a fallu ce fichu incident technique…
Pourtant à y réfléchir, tous les hommes politiques ont leur part d’ombre privée et rarement offerte au public, comme parfois, dans un grand geste de marketing, ils découvrent les têtes blondes et l’épouse exemplaire. Ils sont doubles et cela ne se sait pas trop, sauf avis de scandale ou de dernière escale en justice.
Chirac sera peut-être le seul d’avoir démontré que sa double vie pouvait à la fin de son mandat en montrer une troisième, l’ultime. On l’attend depuis si longtemps pour les Affaires : la mairie de Paris, les factures de l’UDR, le financement des partis, toute cette vie occulte, qui, dans son cas ne finira pas en prescription et eau de boudin ; mais dans les prétoires. A moins que devant cette défaite, cette chute dans les sondages, cette fin de règne si désastreuse en comparaison de celle exemplaire de Mitterrand, qu’on le laisse aller, loin, très loin derrière ses portes et les fenêtres closes, se concentrer sur le pourrissement de sa propre vie, lui qui a si bien pourri celle des autres.
Elu sur sa promesse de réduire la fracture sociale, au lieu de gâcher le plâtre, qu’en a-t-il gâché des occasions de la tenir !
La roue tourne. Le parcours se termine sous les sifflets. Une seule certitude : à moins que d’être le fou préféré d’une Union pour la majorité présidentielle qui ne serait plus qu’un vaste asile de déments, il est impossible à Chirac de se représenter l’année prochaine à la présidence de la République, sous peine de faire passer le candidat socialiste au premier tour ou au second, en ballottage avec Le Pen. Auquel cas, le candidat socialiste recueillerait les 82 % des voix que Chirac eut pour ce cas de figure à l’envers.
Quant à Villepin, il sera aussi vite oublié que son maître, parce qu’il est… Français. S’il avait été Belge et en service chez nous, il conservait ses chances, tant nous aimons les losers.
Tout le monde a pu entendre ce qui précède dans les dix secondes de cafouillage de vendredi dernier.
Dans le genre ésotérique, on ne pouvait rêver mieux.