Paul Valéry en auto-analyse
La vitesse caractérise ce siècle.
Tout le monde court et la plupart des gens ne savent pas pourquoi.
C’est ainsi que des grands noms disparaissent, tant pis s’ils sont remplacés par des petits.
Tout va si vite, qu’on remet le soin aux autres de réfléchir pour nous. On admire des médiocres et on oublie les grands talents.
Il me plaît de retenir l’image de Paul Valéry, vieillissant, à moitié assis sur le bord du bureau de son ami Paul Léautaud, fumant nonchalamment une cigarette.
Philosophe, poète, peu s’en souviennent. Qui a survolé « Les cahiers » ? Qui a eu rendez-vous avec Monsieur Teste ?
Le « secrétaire » du Mercure de France relate dans son « Journal » des conversations intimes avec le poète.
Il ressort de ses comptes-rendus l’image d’un Paul Valéry aussi vivant que désabusé, devisant sur la tristesse fondamentale de la vie. C’est l’homme des « cahiers » qui parle des certitudes vaines et mornes, de ses douleurs, de ses ennuis, de l’inévitable… pour conclure : « chante mon âme, un beau chant qui proteste que tu n’as rien compris à toute cette vie, que tu voulais naïvement ou ce qui est bon ou le rien même… (Cahiers Tome 7)
La masse considérable de l’œuvre philosophique de Valéry est loin d’avoir été publiée entièrement. Le sera-t-elle jamais ? Il reste des milliers de pages à déchiffrer dans des centaines de cahiers d’écolier, le tout établissant un mystère, celui d’une écriture énigmatique portant sur l’essentiel de la métaphysique : l’existence humaine.
« Ce que j’ai le plus désiré n’était pas hors de moi, était en moi – mais n’y était pas en mon pouvoir » (Propos me concernant, p. 38)
L’irréalisation de soi a dominé l’existence de Valéry. Son œuvre est pleine de regrets de n’avoir été ce qu’il aurait voulu être. Protée inaccompli, sa philosophie tend à démasquer l’infinité des personnages qu’il disperse hors de lui. Et si eux le reconnaissent, il n’est pas certain qu’il en soit de même quant à lui.
Les « cahiers » résument cela en une fulgurance « J’ai l’esprit unitaire, en mille morceaux ».
Ses aventures rentrées, Valéry les vit en toute lucidité « je passe pour poète, toqué, rationnel, mystique, sans cœur, débineur, trop méfiant, trop confiant, trop ouvert, dissimulé, amusant, pédant, etc. J’oubliais léger et pesant. Et tout cela me montre un joli mauvais raisonnement assez général et clair comme le jour ». (Lettre à André Gide)
La philosophie qui se dégage des « Cahiers » est loin d’avoir épuisé ses prolongements dans les commentaires et les revues, alors que la philosophie semble avoir en ces temps d’incertitude un regain d’intérêt ; mais, c’est sans compter sur l’ingratitude des foules qui boudent toujours l’écrivain et surtout le penseur.
Et si l’homme ne connaît point d’unité dans sa nature ; mieux, puisque - écrit-il - il n’en connaît pas le fond, il tempère cette ignorance par une remarque que Pyrrhon n’eût point reniée « Mais qu’est-ce que le fond de ma nature et ma nature elle-même ? Je veux simplement dire que je sais ce que j’aime et que je sais ce que je hais ; et ceci, pour aujourd’hui. Mais je ne vois, dans ce parti que ma nature a pris et qu’elle m’impose qu’un « effet du hasard ». Avoir conscience de soi, n’est-ce pas sentir que l’on pourrait être tout autre ? Sentir que le même corps peut servir à cette quantité de personnages que les circonstances demandent ; et le même Moi s’opposer à une infinité de combinaisons, parmi lesquelles toutes celles que forme automatiquement le kaléidoscope du rêve ». (Propos me concernant)
L’ambivalence de cet esprit fin rend difficile l’approche de son œuvre.
Il n’est pas toujours de son avis. C’est du moins ce qui ressort des conversations que Léautaud rapportent dans son journal.
Et c’est cette ambivalence qui - restituée honnêtement - nous livre un Valéry sincère et vrai.
Les opinions les plus diverses sont souvent opposées et traduites sous sa plume comme la volonté de se dévoiler à ses lecteurs. Il a renié la littérature, tout en donnant l’image de l’archétype du littérateur de l’entre-deux guerres ; il a célébré la science, tout en sachant qu’elle n’était le plus souvent qu’une somme d’inexactitudes ; se moquant du passé, l’histoire, la psychanalyse, tout en écrivant un hymne à ces disciplines, baptisant une cathédrale de la psychologie analytique que l’on redécouvre aujourd’hui.
Dans la foisonnante et riche période qui court de la mort de Flaubert à celle de Valéry (1945), Il restera parmi les essayistes, les poètes et les philosophes un des plus doués et des plus brillants.
Pendant 53 ans il a écrit jour par jour dans ses Cahiers des réflexions sur les sujets les plus divers. C’est un formidable puits littéraire et philosophique dont on commence à peine à remonter des merveilles d’intelligence.
Avec l’acidité de Chamfort et l’art du raccourci de Jules Renard, Valéry n’a pas fini de nous surprendre. 61 ans après sa disparition, tel le phénix, il renaît.
Vraiment, si ce petit texte peut inciter ceux qui le peuvent à reprendre la lecture de l’écrivain, Richard III n’aura pas perdu son temps.