- Vous êtes, cher Monsieur Aimé Dedrolling professeur à lAcadémie de peinture. Et cest à ce titre quun jury composé de ménagères de plus cinquante ans, anciennes élèves des cours du soir, vous a élu lhomme le plus dragueur de lannée ; en même temps quun autre jury, composé de Liégeois de plus de cinquante ans et ayant fait partie de la même année détude, vous consacrait le peintre le plus médiocre de votre génération. Comment expliquez-vous cette double consécration ?
- Naturellement, une affaire entre les deux jurys. Reconnaissance des femmes, rivalité des hommes…Mais, cest toujours avec plaisir que je reçois des prix.
- Quel est celui qui vous tient le plus à cœur ?
- Les deux à la fois. Mais, permettez-moi de les séparer afin de les commenter. Dabord le premier, vous ne pouvez imaginer lhorreur que ce serait de ne passer des soirées entières quà expliquer la technique chez ces dames, dont leur passe-temps est incompatible avec lArt. Alors, pour maintenir un quota délèves à seule fin de préserver ma situation et enfin parce quil faut animer les soirées, je les drague, aidé en cela par un fort tempérament non assouvi par une épouse hypocondriaque. Je drague aussi par goût, sinon par besoin tous les jupons que jai sous la main. Cela ne ma pas trop mal réussi. Jai beaucoup délèves assidues. Un palmarès éloquent, quen parfait galant homme, je ne détaillerai pas. Bien sûr, je ne lève pas du premier choix, mais une vie passée à jouer aux cartes et à boire au café den face ne ma pas non plus buriné un visage à la Sean Connery.
- Vous êtes dun réalisme que japprécie…
- Ça vous dirait daller à lhôtel cet après-midi avec moi ?
- Non, mais, ça ne va pas ? Je suis journaliste à « Modes et Travaux »,
- Vous savez, il y a de tous les métiers chez ces dames du cours du soir. Cependant, je suis assez lucide pour voir quentre vous et moi, il y a trente ans de différence et quen plus vous êtes particulièrement jolie et que vous devez avoir dautres coups que moi dans votre agenda.
- Si vous me laissiez faire mon métier, sans que jaie besoin de surveiller vos mains ?
- Ainsi tout est clair. Je propose et vous écartez ma proposition. Cest toujours ainsi que je procède. Je nai pas de temps à perdre en vains préliminaires. Je nai aucune honte à me faire remettre à ma place. Cest ma force. Si vous saviez – en compensation des nombreux refus - le nombre délèves et, au gré de mes expositions, le nombre de femmes, mariées ou non, qui ont accepté de baiser comme je vous le dis, entre trois et quatre heures de laprem, vite fait et sans lendemain, vous ne le croiriez pas !
- Si je vous crois. Vous avez dû avoir des échecs cuisants ?
- Nombreux. Vous vous en doutez. Non pas quelles ne voulaient pas, mais outre la gêne quelles éprouvaient à mentendre leur proposer de faire lamour sans les fadeurs consternantes que les mâles en manque débitent si souvent, elles pensaient malgré tout aux inconvénients de la chose, les menteries, le congé pour quelques heures toujours plus suspect quun arrêt de travail dune journée entière… Elles redoutaient que le soir, sur loreiller, leurs bonshommes ne leur disent « Quas-tu fait de cette longue journée sans moi, ma chérie ? »
- Au moment de vous dire oui, elles ne pensent jamais à leurs maris ?
- Jamais ! Sauf une veuve qui ma résisté, par respect pour la mémoire du sien qui était mort depuis deux ans.
- Comme quoi la fidélité quand elle trouve à se loger !
- Chez des âmes bizarres, nest-ce pas ? Dautant quelle lavait trompé à tour de bras pendant vingt ans ! Allez comprendre ?
- Alors le prix de dragueur de lannée vous convient ?
- Oui, cela me convient. Sauf pour une chose.
- Laquelle ?
- Certaines sinquiètent que je men aille répandre leur histoire damour à tous vents. Cest quelles craignent que leur aventure exceptionnelle ne soit interprétée par les mécréants comme un vulgaire tire-jus de pétasse ! Elles naiment pas quon découvre ce quelles sont.
- A quoi attribuez-vous votre succès ? Vous navez rien dexceptionnel !
- La banalité, sans trémolo, ni serment définitif, les rassure. Reste que je les fais rire. Voilà le secret. Coucher avec moi est sans conséquence…
- Quel plaisir retirez-vous de vos aventures ?
- Dabord la chasse. Linstinct du mâle. Puis la curiosité, savoir comment elles sont faites en dessous. Ce quelles ne montrent quà leur gyné et leurs amants. Je passe sur le plaisir de lacte pour ne pas faire vulgaire. Quelles prennent leur pied ou non, je men fous. Viennent après les moments exquis, quand je les rencontre au bras de leurs maris et quelles rougissent jusquà la racine des cheveux. Cest du ragoût !
Certaines ardentes, accompagnées par plus jeune et plus beau que moi, minaudent et entourent laccompagnateur de mille et une prévenances. Cela sciemment pour me blesser ou me faire revenir dans leur lit. Ce quelles ne savent pas, cest que je suis sans amour propre et que je ne suis jaloux quune fois, quand cest le titulaire qui les a et moi, pas encore !…
- Alors, à quoi pensez-vous ?
- Je pense au pauvre type qui est devant moi et à la tête quelle faisait pendant quelle me suçait…
- Je vous en prie. Vous ne croyez pas que je vais écrire cela dans « Modes et travaux » ?
- Ecrivez ce que vous voulez, je men tape. Cest vous qui êtes à me relancer sur un sujet qui vous aurait bien plu si javais été comme vous le souhaitiez, parfaitement ridicule et humilié de mes deux prix… vantant les joies de lenseignement du dessin… bêlant des conseils à des pauvres types quon traîne dans la boue tous les jours parce quils ne savent pas se vendre dans cette société à la con. Trouvant admirable, linquisition des débiles quon paie pour emmerder le pauvre monde au FOREM et qui sont à linterview du bon côté, celui du manche…
- Si nous parlions du second prix? Vous êtes à vous échauffer. Vous sortez du sujet.
- Cest assez simple, lorigine de mon second prix. Draguant leurs femmes devant eux, les hommes ne mont pas à la bonne… Faut les comprendre.
- Vous navez jamais eu un poing sur la gueule ?
- Des menaces oui. Passer aux actes cest autre chose. Vous savez un femme, la quarantaine passée, sait trouver les mots qui rassurent son compagnon. Comme dinstinct, elle sait ce qui va léchauffer à mort…
- Et dire que vous nêtes peut-être pas un bon coup !
- Cest exact. Depuis un certain temps, je mennuie dans le lit même de ma conquête du jour. Cela se ressent côté performance.
- Alors, ce prix du peintre le plus médiocre ?
- En un mot - jai un rendez-vous dans un quart dheure - être jugé par des gens qui savent à peine tracer une ligne droite main levée, qui ne sont pas capables de représenter ce quils voient, avant den faire labstraction, qui confondent les couleurs primaires et qui sengagent dans le pastel avant même de connaître la technique, qui sempressent dencadrer leurs abominables choses dans des cadres kitch pour courir les expositions au château dEsneux ou à Libramont, qui emmerdent tout le monde sur lhistoire de lart et qui confondent un Magritte avec un Delvaux, oui, être jugé peintre le plus médiocre est très flatteur pour moi, par ces gens-là. Je les inviterai du reste, à la fin de lannée, avec leurs femmes, dans un petit restaurant de la ville où les toilettes sont pratiques et fort tranquilles, des fois quil y aurait une urgence parmi mes élèves !
- Savez-vous ce que vous êtes ? En plus dêtre sans-gêne, vous êtes un cynique !
- Le cynisme est plus une qualité quun défaut.
- Comment voulez-vous que je boucle larticle avec toutes les horreurs que vous mavez dites ?
- Ecrivez systématiquement le contraire. On voit ça dans la presse tous les jours. Vous recevrez des félicitations de votre direction.
- Vous pourriez maider ?
- Rien de plus facile. Jannule mon rendez-vous. Jécrirai moi-même le papier sur la table de nuit de lhôtel… Rassurez-vous je serai bref…
- Alors vous ! Je téléphone tout de suite à Arthur que jaurai du retard…