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L’Homme au masque de cire II

(Le texte vu sa longueur a été divisé en trois parties qui seront publiées les 22, 23 et 24 juin)

Henry Jarrod, alias le docteur Phibes, alias Vincent Price, posa sa main reconstituée sur le bras de la jeune fille qui avait perdu son chien.
- Je vous aide à retrouver Kiki…
La voix de Jarrod semblait sortir du bec d’une cafetière sous pression. Dans l’obscurité, sur la berge déserte, à proximité des trous béants des champignonnières, on le discernait à peine, sauf lorsque le reflet vert de l’eau du canal Albert éclairait un visage étonnamment sans expression.
Rosalie Bellefleur, dite Sue Allen, miss Belles jambes 2002 d’Oupeye, en d’autres temps, se serait méfiée de Jarrod. Un inconnu ne se promène pas à pareille heure en cet endroit sans de solides raisons, surtout habillé d’une cape noire qui couvrait tout le corps, coiffé d’un couvre-chef à larges bords sous lequel on n’apercevait qu’entre paupières et sourcils comme deux ajouts par colombage, des yeux ronds fixes de hibou...
Mais, la perte de son seul ami poussait Rosalie à faire confiance.
Ils cherchèrent vainement le long du Canal Albert sur les berges empierrées et à l’entrée des cavités de la montagne de sable.
Rosalie restait prudemment sous le porche naturel, tandis que Jarrod s’enfonçait résolument à chaque ouverture, jusqu’à disparaître. Sa voix prenait alors avec l’écho une forme encore plus sifflante : « Chîîkîîfff » haleta-t-il pour « Kiki », comme si le chien était doué pour les langues !
Il disparut tout à fait et Rosalie allait rebrousser chemin sans l’attendre, lorsqu’il réapparut derrière elle, à l’instant où la lune crevait les nuages. Elle ne pouvait mieux le comparer qu’à l’acteur américain Richard Geere, avec des cheveux blancs qui devaient être une perruque pour parfaire l’illusion, et l’impression de tristesse qui se dégageait de toute sa personne, comme dans « American Gigolo ».
Voilà deux ans que Jarrod s’était reconstitué une apparence humaine malgré les traces profondes que l’incendie volontaire de son associé lui avait laissées sur le visage et tout le corps.
Son musée londonien en ruine, il s’était caché pour échapper aux regards des hommes, avait trouvé refuge en Belgique, dans cette région de la Basse-Meuse où les gens sont simples et accueillants. Grâce au brevet d’un préservatif clignotant lorsque le partenaire était atteint d’un MST, il avait fait fortune et avait mis sur pied un nouveau laboratoire avec lequel il s’était refait un visage. En quelques minutes, il pouvait changer de masque et apparaître à sa fantaisie sous les traits de qui il voulait. Geere était parmi ses premières créations. Il espérait peaufiner le personnage au niveau du menton et des joues et faire quelques retouches, par-ci, par-là.
Au festival du cirque de Monte-carlo, pour se tester, il était apparu en Tony Blair, ce qui lui avait valu de partager la loge du prince Rainier.

Ils remontèrent la berge en ayant perdu l’espoir de retrouver le chien.
On ne voyait pas encore les lumières des premières maisons du village. Jarrod boitait bas, ce qui ne l’empêchait pas de suivre le pas rapide de Rosalie. Il lançait la jambe droite de façon curieuse comme un coureur qui saute une haie du steeple, tandis que la gauche le ralentissait par un mouvement plus lent .

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Rosalie se rassura sous la première lampe publique du village.
Pour une fois qu’elle était aidée par un monsieur complaisant aux cheveux blancs et à la vague allure du comédien américain, elle s’en voulut d’avoir eu une sorte d’angoisse à l’insolite rencontre.
La jeune fille s’était enrouée à force de crier « Kiki… où qu’elle est la sale bête ». Si bien que c’est naturellement qu’elle accepta de prendre un grog. Dans le salon austère et victorien, il lui suggéra de l’appeler, professeur.
Il parla tout un quart d’heure d’une cousine écossaise, tout en la surveillant du coin de l’œil boire son vin chaud.

Ce fut la première disparition inquiétante dans la Région.
Tout le monde crut que la jeune miss belles jambes était tombée dans le canal en cherchant son chien.
L’enquête se fit discrète autour du Professeur. Comme personne ne les avait vus le long du canal, on le laissa tranquille. Pourtant, ce personnage énigmatique installé dans une vieille bâtisse de la Commune, intriguait. Le camion, qui avait déchargé à son arrivée quelques meubles art déco, était de Londres. Chose naturelle pour un anglais.
C’était à peu près tout ce qu’on savait.
Jarrod dont le visage fondait régulièrement ne pouvait guère se promener au soleil. Il payait bien ses fournisseurs et ne recherchait pas la publicité. La semaine suivante de son installation, un vieil homme de type oriental descendit du bus au château d’Oupeye et à l’aide d’un plan et sans rien demander à personne, se rendit à la maison du professeur. Il le remplaça dans les magasins. Des cinéphiles du coin lui trouvaient une ressemblance avec Peter Lore, l’acteur de Fritz Lang, dans M le Maudit.
Cette année-là disparut un notable socialiste franc-maçon, personnage qui foisonne dans la région de la Basse-Meuse. On n’y prit pas garde tout de suite, tant il y avait de candidats au même emploi. Vinrent ensuite un fils de famille néo-libéral qui avait fait faillite dans un commerce de textiles pour dames et que l’on supposa s’être jeté à l’eau par désespoir et un caporal parachutiste du parti réformateur installé dans une partie de maison appartenant au baron de La Futaye. Le militaire avait disparut un dimanche matin avec sa mobylette et sa femme, une simple d’esprit courtaude et qui n’avait d’yeux que pour le caporal. On les vit pour la dernière fois en selle l’un derrière l’autre, elle accrochée à lui, comme au mât d’un navire dans la tempête.
Mais quand s’évaporèrent quasiment Mimi, une visiteuse des prisons à la retraite et ses huit chats, l’opinion basse-meusienne frissonna. Mimi tenait cabinet de consultation toute l’année au grand dam de Grofilou, docteur en médecine, alors qu’elle n’était que rebouteuse. Ses tarifs étaient plus doux que celui du praticien sans être remboursés par la mutuelle, mais les résultats étaient meilleurs..

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Ce qui mit le comble à l’angoisse fut l’évaporation inexpliquée du gardien de but oupeyen camerounais Oscar Badibardaf un après-midi, au time, alors que le score était nul !
Les jeunes dames vantaient sa silhouette qu’elle épiaient sans honte par les planches disjointes des vestiaires du club, surtout la partie de son anatomie qu’il avait longue d’au moins vingt-cinq centimètres… « Au repos ! » soulignait Christiane, l’employée au fort tempérament et au goût prononcé pour des hommes de couleur.
On n’avait jamais vus ça au Lannaye FC ! Tous les dirigeants démissionnèrent quand le remplaçant d’Oscar laissa passer le ballon à la dernière seconde du match, ce qui fit perdre les trois points et occasionna la descente du club en Provinciale.

(La suite demain)

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