Les grands voyous.
Il y a de ces têtes réussies dassassins dont on ne peut nier dévidence leurs funestes pratiques du premier coup dœil. Mais, les cas sont rares. La plupart du temps, les « faciès éprouvés » sont ceux de braves types malchanceux qui ont hérité « du délit de sale gueule » de géniteurs qui nen peuvent.
La police, celle que, jusquaprès 1900, on désignait communément avec mépris sous lappellation de « basse police », mais quaujourdhui on nomme pompeusement « inspecteur », était coutumière dalpaguer la cloche, livrogne et louvrier, seuls délinquants à sa portée, parce que pour elle, tout qui nétait pas « bourgeois », était louche. Les critères ont évolué. Les toxicomanes, les SDF et les sans papier sils ne se rebiffent pas, ne reçoivent plus automatiquement « le coup qui fait mal sans laisser de trace » avec à la clé, linculpation de rébellion et dinsulte à la Force publique; subsiste le respect du bourgeois, voire du quidam de plus petites condition, pour tout autant quil « donne à paraître ».
Cest dans ce cadre-là que sinsinuent aujourdhui la plupart des voyous, à la dégaine et au physique passe-partout. Les Fourniret, Dutroux ou autre Nihoul – quoique pour ce dernier il faille remonter dun cran laspect vestimentaire – sont des personnes quelconques dans des situations ordinaires. Lorsquils boivent leur soda à la terrasse dun café ou se promènent le dimanche, personne ne les remarque. Leur lourd passif reste longtemps sous le boisseau dune apparence tranquille.
Sil est une autre catégorie de voyous encore largement sous-estimée et qui passe le plus souvent à travers les mailles des Javert modernes, cest bien celle des délinquants de la finance, des banques et des trusts.
Cest que ces voyous sont issus et fréquentent le « beau monde ». Ils bénéficient du prestige de lhomme daffaires et sont, le plus souvent, amalgamés à la vie politique et sociale des grandes villes. Ce sont des « figures », à linverse des autres voyous de conditions inférieures qui sont des « gueules ». Leur statut les suit même jusquen prison où il y a des cellules, comme il en existait à la Bastille, pour hommes de qualité.
Ces temps-ci, les suites de laffaire Enron ont permis de ferrer quelques gros calibres. Voici ce que les journaux rapportent, pour lun dentre eux.
« Lancien pdg dEnron, Kenneth Lay a comparu jeudi devant un tribunal de Houston pour plaider non coupable aux accusations qui pèsent contre lui.
« Au total, 11 chefs daccusation ont été signifiés à M. Lay, concernant son implication dans le scandale financier qui a conduit la firme de courtage en énergie à la faillite, en 2001.
« Selon lacte dinculpation de 65 pages établi par un grand jury fédéral et dont le département de la Justice a publié une copie, lhomme de 62 ans est notamment inculpé de complicité descroquerie en valeurs mobilières, de fausses déclarations publiques sur les résultats financiers, descroquerie bancaire et domission de faits, dans le but de tromper les actionnaires, le public et le gouvernement. Sil est reconnu coupable, Kenneth Lay risque une peine maximale de 175 ans demprisonnement.
Le fondateur dEnron sétait livré aux agents du FBI à Houston, avant dêtre emmené menottes aux poings puis formellement inculpé. »
Alors que lopinion publique se soûle de rage en faisant le bilan des polycriminels Dutroux et Fourniret et que les gazettes décrivent – très justement – les horreurs et les malheurs que ces voyous laissèrent derrière eux, rien ou presque rien sur les voyous qui ont précipité le personnel dEnron, 20.000 salariés, dans la misère. Les victimes ont perdu leur emploi et 15 milliards de dettes nont jamais été remboursés.
Certes laction de ces délinquants est à peine perceptible pour lopinion, il ny a pas de cache dans leurs caves, des enfants nont pas disparus ; mais, leur bilan est tout aussi lourd, si lon tient compte des suicides, des dépressions nerveuses et des vies détruites par ces comptables de haut vol, identique à la basse crapule des Julot dantan de la Contrescarpe.
Kenneth Lay était un des principaux contributeurs de George Bush lors de la dernière campagne électorale. Embarrassée par ce dernier développement dans ce scandale financier, la Maison-Blanche a tenu à se distancer de lhomme daffaires que le président George W. Bush surnommait « Kenny Boy » par le passé.
Le candidat démocrate à lélection présidentielle de novembre, John Kerry, a accusé ladministration de son rival de faire traîner les choses dans le traitement de cette affaire, rappelant que la procédure avait pris « trois ans de retard ». (Huit dans laffaire Dutroux !)
Kenneth Lay est un délinquant à tous les niveaux. Non seulement il prend des vies en coulant une entreprise, mais en plus il donne à un candidat politique de première importance loccasion de fausser un scrutin électoral par un apport dargent sale. A la limite, il est co-responsable des morts dIrak !
Selon la SEC (Securities & Exchange Commission) Lay a réalisé des profits illicites supérieurs à 90 millions de dollars, rien quen 2001 !
Bien sûr, cest une histoire américaine. Croyez-vous quelle ne pourrait pas arriver près de chez vous ?
Ce PDG-voyou se considérait comme lincarnation du rêve américain. Sa devise « je crois en Dieu et dans le libre marché » linscrit dans le droit fil de ce que nous adorons le plus dans nos sociétés mercantiles.
Le procès prévu pour 2005 implique un groupe important de cadres US et aussi de sociétés européennes ayant trempé de près ou de loin dans des magouilles financières.
Il serait temps de repenser le délit de sale gueule. Et si cétait moins davoir la tronche en biez que de vivre sur un pied qui suppose lexploitation du pauvre monde ? En un mot, nous admirons tous les jours dans les journaux et dans les magazines – et pas quaux rubriques people - des gens dont la plupart ne sont que des voyous.
Sommes-nous bêtes !