Drôles de drames
- Monsieur Pradel, on dit que vous allez produire à la rentrée une émission sur le malheur ?
- Ce nest pas exact. Nous allons nous intéresser à la douleur dans les grands drames.
- Vous trouvez quon nen fait pas assez ?
- Monsieur, on nen fait jamais trop pour nos concitoyens. Et, puis tu vois, coco, le stress, cest bon pour laudimat…
- Vous êtes en train de me dire que vous allez mettre en scène la trouille du malheur ?
- Pas du tout. Nous apporterons un message de réconfort à la mère qui a perdu son enfant, au père dun pompier mort au feu, aux survivants dune catastrophe…
-La clope des malheurs fait voter réac. Vous navez pas peur dêtre récupéré par la droite ?
- Monsieur, les malheurs ne se situent ni à gauche, ni à droite.
- Où se situent-ils ?
- Au cœur des familles, Monsieur, cest la cible de mon émission.
- Quel sera le sujet de votre première ?
- Nous avions voulu traiter les disparitions denfant. Sujet rabâché, mais porteur, dautant que je pleure quand je veux. Je me suis entraîné dans ma salle de bain.
- A quoi pensez-vous quand vous pleurez ?
- Jai un truc évidemment. Je pense au penalty raté de David Beckham.
- Les disparitions denfants ne seront pas le premier sujet ?
- Non. Mes sponsors, un diamantaire anversois et un fourreur new-yorkais, mont suggéré les menaces terroristes sur New York. Lalerte est à lorange aux States.
- Le New York Times a dénoncé les informations alarmistes de Bush qui datent de quatre ans.
- Vous nallez pas mapprendre mon métier ? Ils avaient bien raison de salarmer, il y a quatre ans, quand vous pensez aux Twin Towers.
- Vous pleurez ?
- Je revois la scène : David qui savance et qui shoote à côté. Et puis, lAmérique est une référence par rapport à Ben Ladden.
- Vous allez refaire lévénement ?
- Non. Juste montrer quelques scènes de paniques, les gens qui se jettent des étages et puis lenterrement des pompiers, sonnerie au champ dhonneur, discours, veuves éplorées… toute linfo quoi.
- Vous allez refoutre une frousse bleue aux téléspectateurs ?
- Non. Nous allons pleurer ensemble. Ce nest pas tous les jours quun homme de télévision sabandonne à la douleur devant deux millions de gens. A nos frais, nous avons fait venir trois veuves et quatre orphelins et un chœur de gospels de Virginie. Les Noires pleurent mieux que les Blanches. Elles sont plus pathétiques !
- Mais, cette émission est monstrueuse !
- Vous nallez pas me dire que la menace terroriste nexiste pas ? Cette émission va avoir comme premier mérite de faire vendre des portes blindées, des parachutes pour ceux qui habitent les étages et un système de détecteur de fumée dont nous parlerons pendant la pub.
- Enfin, vous vendez des produits en jouant sur la peur des gens !
- Notre émission na pas cette vocation. Mais, si cela peut aider notre public nous donnerons des adresses de professionnels sérieux. Quand Verhofstadt ou Rafarin se précipite au chevet des victimes dune explosion ou dun incendie, quand le premier décrète un jour de deuil national, vous ne croyez tout de même pas que nous allons nous croiser les bras pendant que des politiques nous prennent des parts de marché ? En même temps, nous les aidons dans leur noble mission. Quand un électeur convaincu par nos arguments met une serrure supplémentaire à sa porte, cest une voix en plus pour lOrdre Moral. Cest un défenseur de nos valeurs.

- Cest en tout cas, un électeur rassuré. Vous avez dautres émissions en vue ?
- Nous préparons une émission sur les algues tueuses de Méditerranée. Pour les besoins du tournage, nous avons capturé et tué quatorze dauphins. Nous enchaînerons sur un sujet écologique et architectural « Lozone attaque nos monuments ».
- Cest difficile de pleurer là-dessus.
- Détrompez-vous. Lozone ne se détecte pas facilement. Nous allons jouer sur cette difficulté pour en venir aux fuites de gaz. Nous remettrons en mémoire le deuil national et lexplosion du gazoduc dEnghien. Nous souhaitons que chaque ménagère qui regarde lémission se précipite au moins une fois dans sa cuisine pour vérifier si le robinet du gaz est bien fermé.
- Vous allez paniquer les gens !
- Non. Nous sauverons peut-être des vies humaines.

- Navez-vous pas une émission humanitaire ?
- Oui. Nous parlerons du génocide au Soudan.
- Enfin, voilà un drame de grande ampleur.
- Cest en-dehors de nos préoccupations dEuropéens. Nous courons un risque de zappage. Avez-vous vu un journal du soir faire ses manchettes là-dessus ? Nous sacrifierons par altruisme la moitié de lémission… Nous savons quavec le Soudan nous allons perdre des points à lAudimat.
- Pourquoi ny consacreriez-vous pas une soirée entière ?
- Vous rêvez ? Pour pleurer là-dessus, il va falloir que je trouve autre chose que le penalty raté de Beckham. Par contre le sujet suivant va déchaîner les passions. La douleur sera grande et perceptible sur le plateau.
- Cest quoi ce sujet hyper douloureux ?
- La profanation des cimetières juifs, mon garçon.