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Le journal d’un con.

Je me réveille avec le sentiment que dans le courant de la nuit un voile s’est déchiré dans ma tête.
Devant la glace de la salle de bain, un autre visage m’apparaît. Je n’avais jamais remarqué le regard absent, la lèvre pendante... J’ai la certitude de vivre une métamorphose. J’ai devant moi quelqu’un d’autre !
Je suis devenu un con !
Que fait un con dès son réveil ?
Se couper en se rasant ? Enfoncer le tube dentifrice par le haut et ne pas le reboucher ? Non.
Je me précipite sur le Journal La Meuse.
Je vais directement à la page des sports et j’ai une joie mauvaise en découvrant la défaite d’Anderlecht.
Durant la nuit, j’étais devenu supporter du Standard ! (Le lendemain, à la défaite du Standard, je deviendrai supporter de Charleroi.)
A la page des commémorations, les vingt ans du championnat de scrabble de la Maison des pensionnés du boulevard Sainte-Beuve, me tirent des larmes d’émotion. Je me promets d’assister à la cérémonie.
Page politique, le premier ministre du gouvernement remanié me plaît davantage que le précédent. Pourtant, c’est le même. Je ne saurais en dire les raisons. Peut-être sa méconnaissance accrue des temps du conditionnel ? Je trouve son ignorance sympathique.

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Aux nouvelles internationales, je remercie secrètement l’équipe formidable de journalistes de ce journal préféré des Liégeois de m’en dispenser. L’articulet sur la guerre d’Irak, les trois mots sur l’amour que les américains vouent au président Bush, cette saine brièveté rencontre mes secrets désirs et ceux des fidèles lecteurs.
Je me promets de m’abonner le plus tôt possible.
Je me sens des responsabilités nouvelles. Mon deuxième mouvement est de courir au grenier où ma grand’mère avait rangé le drapeau de la libération. Sans plus attendre, je le déroule et le met à la fenêtre. La ferraille, où voilà un demi siècle plus tôt la hampe était coincée, se rompt. Un carreau se casse. L’effet de mon nouveau patriotisme est tel, que je n’en éprouve aucun désagrément.
A la commémo du Boulevard Sainte-Beuve, un représentant de la Ville décrit la noblesse du jeu de scrabble et la grande intellectualité de ses adhérents. J’applaudis à me faire mal aux mains. Monsieur Brun-Mou, président du Comité, parle de son riche passé à la RTBF. Je suis le premier à tirer mon mouchoir et à y écraser quelques larmes. La voix du charmeur n’a rien perdu de son velours.
Cette propension à répandre mes pleurs m’est venue depuis mon accès de connerie, sans que j’y prenne garde.
Je suis sorti de la baraque communale le stencil dédicacé du président Brun-Mou sous le bras.
Une demi-heure plus tard, à l’église Saint-Gilles, je suis le seul à déposer un billet de 5 euros dans le plateau pour le soutien aux victimes des catastrophes qui secoueront encore la Belgique dans le futur. Je suis stupéfait de ma conversion au catholicisme.
Cette journée mémorable a son apogée au café avec quelques amis.
Nos conversations habituelles tournent autour des thèmes éternels : le patronat, l’amour, le sexe.
Tout le monde s’étonne de me voir dire le contraire de ce que j’avais dit la veille.
J’ai acquis une culture tout à fait libérale. Je désapprouve les exigences syndicales. Je soutiens les patrons qui menacent de s’installer en Pologne si les prétentions au salaire minimum garanti sont maintenues.
Je prends la défense de Zaventem sur le survol de Bruxelles. Je n’ai plus aucun sentiment amoureux pour Evelyne Huytebroeck.

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Je stigmatise la conduite d’un vieil handicapé qui a recours au service d’une prostituée. L’évocation des rapports vénaux entre cette femme et son client déclenche en moi une telle indignation que le cœur m’en tourne et que je manque m’évanouir de colère.
Je me cite en exemple. Le mois précédent, j’avais surpris ma femme dans les bras d’un pompier. Evidemment, ma nouvelle culture m’a fait pardonner à ce héros national. Le repentir de mon épouse n’a d’égal que son dévouement à nos soldats du feu.
A la fin de la soirée au café, je paie seul l’addition, suivant une habitude de vingt ans. Les autres trouvent cela naturel et ne me remercient même pas. Ce qui prouve bien que ma récente connerie n’est, en somme, que l’aggravation d’une connerie chronique très ancienne.
Avant de me coucher, je tiens à faire plaisir à mon épouse en accrochant au mur de la chambre le portrait de son pompier préféré agrémenté du ruban tricolore des héros de la Nation.
Je refuse de céder à la fatigue et par devoir je fais l’amour à mon épouse. Ce n’est pas trop attentatoire à la pudeur grâce à un petit mouchoir que je place délicatement entre nous, afin d’éviter un contact malsain.
Je prie sainte Rita pour que mon épouse soit enceinte selon le prescrit du pape Jean-Paul II qui n’admet le rapport sexuel que dans l’intention de procréer.
Elle ne me suit pas dans mes actes de grâce, pour la bonne raison que je suis le seul con du ménage, ce qui est amplement suffisant par couple.
Le lendemain matin, je pars une heure à l’avance. J’ai décidé de me rendre au bureau sans prendre le bus à cause des nombreux étrangers qui empruntent ce moyen de locomotion.
J’attends mon patron dans le hall pour le saluer le premier.
Comme il arrive une heure après tout le monde et que c’est une heure de travail perdue pour moi, il me licencie. Je trouve qu’il a raison.

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