Miracle chez les Chariotins liégeois
- Roquentin IV, on vous a vu parmi vos fidèles au 15zou. Pouvez-vous nous dire dabord qui était Roquentin 1er ?
- Cest le personnage central de « La Nausée » de Sartre.
- Vous lavez rencontré ?
- Bien sûr. Cest lui qui a écrit au « Flore » le bouquin qui a rendu le philosophe célèbre.
- Cest Roquentin 1er le fondateur des Chariotins de Liège ?
- En quelque sorte.
- Comment est-il mort ?
- Il nest pas mort, monsieur Habib Dupont, il a été ressuscité entre les objets consacrés à son culte. Puis, il est monté au ciel.
- Qui sont les Chariotins de Liège ?
- Ils étaient encore 150.000 au 15zou. Ce sont des gens qui croient à la vie spirituelle des objets.
- Des consommateurs, vous voulez dire ?
- Non, monsieur Habib Dupont. Ils achètent, au contraire, des objets pour les sauver de la destruction. Comme Roquentin 1er, ils sentent les ondes positives et négatives leur parvenir depuis des objets aussi différents quune brosse à dents ou un godemiché.
- Un godemiché, je comprendrais encore, mais une bosse à dents ? Pourquoi pas un peigne ?
- Si vous venez au temple après le 15zou, je vous ferai rencontrer Céline qui collectionne les assiettes à fondue.
- Bizarre, en effet. Une nouvelle secte de fétichistes, alors ?
- Vous êtes comme tous ces incroyants qui se moquent de tout, monsieur Habib Dupont. Avez-vous déjà palpé des tissus, caressez une cafetière en émail, regardez assez longtemps une boîte à souliers ? Etes-vous certain quun pot de moutarde, enfin débarrassé de sa sauce, devient une chose inerte et inutile ? Non, monsieur, lobjet créé ne mourrait jamais si lhomme dans sa folie destructrice ne le détruisait pas. Les Chariotins sont là, pour les sauver des mains impies.
- Pourquoi Roquentin 1er a-t-il appelé ses fidèles les Chariotins ?
- Roquentin est le prophète. Notre Dieu, cest le Chariot du supermarché. Sans lui que serait notre civilisation ? Je vous le demande ? Rien, monsieur Habib Dupont. Aussi, nous lui vouons un culte. Sur lautel de notre temple, son effigie repose. Car le Chariot est au ciel.
- Oui, avec la Grande Ours, il y a même le petit chariot.
- Moquez-vous, soyez profanateur, nous avons lhabitude.
- Vous avez un cérémonial ?
- Bien sûr. Jofficie tous les dimanches. Nous échangeons des objets. Nous faisons part de nos émotions.
- Une bourse déchange ?
- Si vous navez pas dautres mots pour qualifier notre assemblée…
- Vous échangez-vous aussi entre humains, comme les bouilloires ou les couteaux à éplucher les légumes ?
- Lêtre humain est aussi lobjet déchange ; mais seul le grand prêtre procède à léchange du vivant…
- Cest-à-dire vous Roquentin IV…
- Oui, jy procède inspiré par Chariot, notre père qui est au ciel.
- Comment cela se passe-t-il ?
- Le grand prêtre est généreux, il prend les objets et les humains selon sa volonté mais les rend à leur propriétaire après un certain temps.
- Il ne garde rien pour lui ?
- Il ne peut devenir le propriétaire que si la chose ou la personne convient à Notre Seigneur C.
- Il fait parler des ventilateurs ? Il donne la parole aux soupières ?
- Il est la caisse de résonance des désirs. Cest lui qui interprète la pensée de lobjet ou de lêtre humain.
- Ah ! lêtre humain aussi ?
- Evidemment. Etes-vous sûr, monsieur Habib Dupont, que la foule déambulante que vous avez vue en Outremeuse le 15zou est consciente de ce quelle touche, de ce quelle consomme, de ce quelle dit, de ses plaisirs, de ses joies, de ses malheurs, de ses espoirs ? Il ny a que les journalistes qui croient cela.
- Roquentin IV décide seul ! Il doit se taper toutes les gonzesses, enfiler tous les castards si affinité. Tout ça pour lamour du chariot monté au ciel !
- Vous naimez pas Dieu, monsieur Habib Dupont. Vous nirez pas au ciel. Mais, peut-être avez-vous une épouse qui souhaiterait y aller ? Ne soyez pas un tyran domestique. Envoyez-là moi, ainsi que vos sœurs, si vous en avez, votre mère, vos tantes, vos oncles aussi. Je leur apprendrai le culte marial de la casserole.
- Quest-ce que cest ?
- Je reçois mes fidèles nus dans une casserole au bain-marie. Cest notre baptême. Nous appelons ce rite, passer à la casserole. Aucune impétrante ne sest jamais plainte de son baptême.
- Jai connu Béatrice chez Vishnou. Je me demande si vos Chariotins ne sont pas pires ?