Une affaire entendue…
Man chez les Caroli, au « Véronèse », Maison de repos, cest quelque chose qui devait arriver. Personne ny pensait vraiment. La déduction vient delle-même quand on saperçoit que Man ne peut plus si souvent garder les enfants, quon finit même par avoir peur de les lui confier, quelle oublie les tickets pour retirer de la teinturerie les robes de ses belles filles, quelle achète du « Clé dOr » au lieu de « Chat Noir », quelle casse des assiettes plus quà son tour, quelle ouvre le gaz au lieu de le fermer et quelle perd régulièrement ses clés du petit appartement quelle occupe depuis que Pa a été retrouvé raide au moment de sa sieste, victime dun infarc…
On a fait un conseil de famille. Les belles filles ont été unanimes, Man serait mieux dans une Maison qui dispose dun personnel spécialisé.
Spécialisé de quoi ? Man a toujours sa tête, malgré quelques pertes de mémoire – mais qui nen a pas ? On suppose quAlzheimer est insidieux, que les os se fragilisent et quune fracture du col du fémur, ça narrive pas quaux autres.
Cest Germaine qui a eu le mot de la fin : « Mieux vaut prévenir que guérir ».
Alors, un dimanche, sans crier gare, au lieu dune promenade à Banneux, on sest arrêté un peu avant…
Au début, chez les Caroli, tout était nouveau pour elle.
Avec ses dictionnaires, ses livres préférés, Man sillusionnait que rien nétait changé.
Au début, même ses belles-filles navaient que des éloges. Ses fils passaient à tour de rôle. Il y avait toujours quelque chose pour eux, un cadeau, cent euros (quoique plus riches quelle).
Mais les Caroli nhabitaient pas la porte à côté. Plus grave, la pension de Man ne couvrait pas les frais de séjour. Les fils y allaient de leur poche. Les belles-filles avaient réagi à la perte de leur pouvoir dachat. On comptait pour rien les services que Man avait rendus jadis; mais on lui imputa les inconvénients qui résultaient de sa chambre avec vue sur létang..
Les fils espacèrent les visites au Véronèse. Parfois, ils rasaient les murailles du bureau dAphasie Caroli, à cause dune facture de retard. La porte était toujours ouverte, sauf à certains jours, quand Aphasie recevait le livreur des bonbonnes doxygène. Ces jours-là, Luigi Caroli, le mari, tondait dordinaire les pelouses.
Bientôt les fils se découragèrent de courir au diable Vauvert. Ils napparurent plus du tout.
Man seule, malgré ses dictionnaires, ses romans de Barbara Cartland et ses mots croisés 3***, trouva le temps long.
Elle sétait fait une raison.
Elle nen avait pas, pour autant, montrer de lhumeur à ces fils.
Un jour, Aphasie, verte de rage, jeta devant Man les factures impayées des deux mois précédants. Elles se décomposaient très simplement en deux chiffres : Pension de Man, 750 euros, restant dus, 418 euros fois deux.
Elle avait pensé jusque là que sa retraite de veuve suffisait à son entretien. Man ignorait que chacun des fils sacquittait dun tiers de 418 € par mois. Elle eut même sur le coup un sourire, 418 est indivisible par 3, comment ses lascars sarrangeaient-ils ?
Mais la dure réalité de largent à trouver était là. Et elle ny pouvait rien.
Elle chercha des solutions pour éviter les dépenses quelle occasionnait à ses fils.
Ce home était, ni plus ni moins que les autres, une affaire de gros sous. Cette honorable maison tirait profit de tout. Une bouteille deau coûtait plus cher quau magasin, le moindre service était payant, chaque prise de courant augmentait dautant la location de la chambre. Les médicaments quelle ne pouvait commander sans passer par linfirmerie lui étaient facturés à des prix qui ne concordaient pas avec ceux des boîtes. La nourriture était détestable et comptée en calories selon les circulaires, de telle sorte que chacun y crevait de faim. Aphasie spéculait sur les agueusies pour faire passer la saveur contestable des denrées de second choix.
Man médita un mois. Puis, elle prit une résolution. Elle accumula les pilules quon lui donnait chaque jour, en les dissimulant dans un cache-pot sous ses lunettes et son porte-monnaie.
Le jour quelle sétait fixé, elle commanda une bouteille de Chaudfontaine, alors quelle sétait faite à leau douteuse des robinets, écrivit à chacun de ses fils une lettre qui ne ressemblait pas à une lettre dadieu… puis absorba toutes les pilules conservées et se coucha, calmement, bien à plat sur le dos, les mains jointes sur la poitrine, pour que le croquemort nait pas trop de travail.
Son décès ne fit guère de bruit, le médecin ayant diagnostiqué un arrêt cardiaque Les Maisons de repos sont des endroits où la mort est quotidienne. Man discrètement descendue au sous-sol, un cousin des tenanciers lemporta dans sa Berlingot à la nuit tombée au funérarium.
Bien quayant une peine véritable, les fils se sentirent soulagés de lissue rapide. Ils sémerveillèrent même de la prémonition dune fin ressentie suffisamment proche pour que leur mère ait pensé leur écrire quelques heures auparavant.
Laîné, poète, y alla dune citation hugolienne : « Lamour dune mère, amour que nul noublie, chacun en sa part…» dans lémotion, il retint la suite dans un soupir : « et tous lont en entier ».
Les belles-filles trahirent leur contentement en se querellant amicalement sur les robes quelles allaient mettre le jour de lenterrement.
Linfirmière chargée de donner aux pensionnaires les médicaments fut mise à la porte pour négligence, mais discrètement, après quelle se fût confiée à une amie…
Sitôt libérée, la chambre de Man fut occupée dès le lendemain, par un octogénaire qui garda les dictionnaires et mit le roman de Barbara Cartland à la poubelle..