Ce bon vieil Anatole.
Dépassées les « opinions de Jérôme Coignard » ?
« …si vraiment létat des hommes est noble en proportion du danger quon y court, je ne craindrai pas daffirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles hommes de lEtat, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines sexposent sont moindres en nombre comme en durée ; ils ne sont que peu dheures pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient légers et vains, mon fils, pour donner aux actions dun soldat plus de gloire quaux travaux dun laboureur et pour mettre les ruines de la guerre à plus haut prix que les arts de la paix. »
Ecrit en 1893, les Opinions de Jérôme Coignard critiquent une société pas si éloignée de la nôtre. Amant de Madame de Caillavet, Anatole France, fils de libraire, est à la fois de sa condition modeste première et son élévation sociale par la réussite littéraire et sa fréquentation dans les salons de sa maîtresse du tout Paris, un témoin à la charnière dune fracture sociale qui na jamais été réduite depuis.
Que dirait-il, le pauvre, sil voyait comme les guerres tuent davantage aujourdhui les civils que les militaires ! Et comme ces derniers emportent ladhésion des patriotes aux actions quils perpètrent ; tandis que signorent les souffrances des autres !
Dans Crainquebille, il se déchaîne contre la justice.
« …Quand lhomme est armé dun sabre (symbole de lautorité. ndrl), cest le sabre quil faut entendre et non lhomme. Lhomme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne lest point et il a toujours raison… La société repose sur la force, et la force doit être respectée comme le fondement auguste des sociétés. La justice est ladministration de la force… Ruiner lautorité de lagent 64, cest affaiblir lEtat. »
Le public est à la fois protégé et victime de sa police. Le renforcement de celle-ci - et la crainte des attentats est le prétexte idéal - nest pas ce que réussissent le mieux nos démocraties.
Dans « LOrme du Mail », ce cher Anatole sen prend à lEtat.
« …sous son humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier (lEtat.ndlr). Il a trop de parents pauvres, trop damis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est quil vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne senrichit plus. Et le régime a grand besoin dargent. Il saperçoit quil est embarrassé. Et ses embarras sont plus grands quil ne le croit. Ils augmentent encore. Le mal nest pas nouveau. Cest celui dont mourut lAncien Régime…
tant que lEtat se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant quil a assez des subsides que lui assurent ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré. Les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité. Mais dès que ce malheureux Etat, pressé par le besoin, fait mine de demander de largent à ceux qui en ont, et de tirer des riches quelques faibles contributions, on lui fait sentir quil commet un odieux attentat, viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et lindustrie, et écrase les pauvres en touchant aux riches… LEtat touche à la rente. Il est perdu ».
Enfin, dans « LAnneau daméthyste », notre auteur rejoint les philosophes.
« …Le labeur est bon à lhomme. Il le distrait de sa propre vie, il le détourne de la vue effrayante de lui-même, il empêche de regarder cet autre qui est lui et qui lui rend la solitiude horrible… Le travail a ceci dexcellent encore quil amuse notre vanité, trompe notre impuissance et nous communique lespoir dun bon événement. Nous nous flattons dentreprendre par lui sur les destins… ».