Sarah
Elle fait du feu dans la cheminée du salon.
Il fait froid et elle a raison de faire du feu.
Je mapproche, non pas pour être près delle, mais parce quil fait froid et quelle a fait du feu.
Elle reste à contempler la flamme.
Immobile, lœil fixé sur un tison, sa pensée est ailleurs. Sa pensée frissonne puisquelle est sur le chemin. A son passage, les arbres secouent leurs branches et du givre tombe et perce cette âme transparente.
Je la sens prête à courir le chemin.
Elle se lève pour rejoindre son âme.
- Où vas-tu ?
Je savais quil était trop tard. Ce nétait pas la peine de poser une question à des murs. Cétait avant quil fallait la poser. Quand une réponse était encore possible.
Elle sen va sans répondre.
Comme elle navait fait le feu que pour elle, les flammes la suivent en dansant.
Il ne reste que la boîte dallumettes et des bûches à demi calcinées.
Avant-hier, cétait un autre qui était devant un corps déserté de lâme, tandis quau bout du chemin je la sentais me caresser le visage.
Je vis ensuite son corps sanimer de cette âme à mes pas attachée.
Les choses ne se sont pas précipitées. Elles ont suivi leur cours.
Cest une femme qui a larithmétique en horreur.
Elle a cessé de compter à dix-sept ans, quand létudiant en médecine qui allait épouser celle que deux familles lui prédestinaient, épuisa les joies de la jeunesse dans ses bras de marbre blanc.
Non pas quelle fût sensible au carabin, elle ne lavait jamais été que delle-même.
Cétait là le secret qui ne la faisait pas vieillir.
Puis vinrent les autres, dont je fus.
Aux premiers, elle ne leur prit que deux ans.
Quest-ce deux ans dune longue vie ?
Les suivants se virent amputés de cinq belles années.
Les troisièmes, brusquement perdirent tant et tant de belles années que leurs tempes grisonnèrent au bout dun trimestre.
Le groupe dont je fais partie est lavant dernier. Je le sais. La nuit qui mit le brandon à laurore fut décisive. La seule journée de bonheur qui me fut accordée – quoique pleine et entière – me réduisit à létat de vieillard.
Je me traîne jusquà la fenêtre
Il neige. Noël aura ce manteau dinnocence que jettent les passants sur les épaules du vice ;
Lallée du jardin est large comme une avenue.
Lautre attend impassible à lautre bout.
Au fur et à mesure quelle avance, le visage de lhomme saltère.
Sa main prête à saisir le corps qui vient à lui se décharne et tremble. On dirait que les secondes valent des années.
Plus elle presse le pas, plus elle simpatiente, plus lautre se tasse et fond comme neige au printemps.
Elle le touche presque, quil sécroule agonisant.
Elle se penche sur lui et fait les gestes de lamour, en vain.
Le cadavre est pauvre chose chétive. Sur le sexe dressé, les premiers flocons de neige se sont éparpillés en gouttelettes fines. Puis, tout se recouvre lentement du manteau de loubli.
Elle le secoue et tente en vain de ranimer une ultime flamme.
Elle se retourne et nos regards se croisent.
La noirceur de lâme est inscrite dans la beauté du visage.
Ce quon lit dans ses yeux suffit à deviner le crime de ce corps tourmenté.
Elle rentre au salon, comme si nous ne nous étions jamais quittés.
Elle reprend la conversation de la veille, de la même manière, comme si lautre enseveli sous la neige, navait été quune abstraction.
Un sourire se devine sur ses lèvres mi-closes au souvenir exalté des nuits de débauche.
Cest une femme pratique qui nentend exploiter que de ce dont elle sait disposer.
Le feu est reparti et la flamme avec elle sélance dans des danses lascives.
Lamant du jardin a déteint sur sa robe de lune. Des cristaux de neige font encore briller le sang en cascades de petits rubis.
Se dévêtir de la clarté lunaire pour le safran des flammes limmobilise devant moi.
Tournant enfin son visage marmoréen, elle saperçoit que jexpire.
Son visage de dix-sept ans se déprend de ce corps. Son âme le remplace.
La boucle est bouclée.
Ensemble nous rejoindrons le royaume des ombres.
Quand la vie fait défaut, certaines créatures sunissent parfois dans la mort, comme saccouplent les cadavres disloqués, jetés sans soin dans la fosse commune, par un Charon pressé.
Toi qui comme un coup de couteau
Dans mon cœur plaintif es entrée
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée…