Une passion pour laquelle on ne se sent plus fait
Jessaie décrire quelque chose de conventionnel et de gentil à loccasion de lannée nouvelle, et je ne le trouve pas. Je ne sens pas la présence de la seule personne auprès de laquelle jai envie dêtre. Jen suis désemparé. Il nest guère que la passion qui transforme à coup sûr le plomb vil en or. Mon cabinet dalchimie a fermé ses portes. Dieu sait quand il rouvrira !
Jai un vague espoir pour mardi, le premier de lannée prochaine. Mais, va savoir ?
Peut-on se jouer soi-même ? Paraître détaché, cest ce quon appelle donner le change. Mais se mentir ? Je ny suis pas encore arrivé. Je mapplique.
Le détachement fait barrage aux mots appropriés que lon dit dune traite quand la passion vous pousse.
On est presque de lautre côté des choses par le détachement, dans un no mans land où même la haine est neutre.
Lon conquiert le droit de parler damour sans ambiguïté à la femme que lon aime rien que par lévidente sincérité des sentiments, à lexpression du visage. Pour tout autant quelle-même soit sensible à cet amour, même un bègue deviendrait éloquent. Cest feindre qui exige du talent. Une femme à qui lon dit sans ambages quon la désire, alors quon nen pense rien, est rarement dupe, même si le gredin quelle a devant elle lui est sympathique.
Hélas ! pour la morale dune histoire qui nen a pas, ce ne serait pas la première fois quune femme se laisserait tenter par un gredin sympathique, tout en nétant pas dupe !
Ecrira-t-elle dici la semaine prochaine ?
Rien nest moins certain.
Ce serait la première fois quelle mécrirait.
La première lettre est toujours troublante. Les femmes qui écrivent pour la première fois à un homme qui ne leur est pas indifférent, ont une manière bien à elles de se refuser à lavance de ce quon ne leur demande pas, ou pas encore.
Il y a un ton dans tout cela qui nappartient quaux femmes. Cest ainsi quelles ont toujours brillé dans lart épistolaire. Sauf Flaubert dans ses lettres à Louise Colet, tous les hommes tombent, tôt ou tard, dans lafféterie.
Permissive society. Voilà que le relâchement général me pose déjà en parangon. Que fait-elle ? Que dit-elle et à qui ?
Cela me ramène dix ans en arrière, à Yuste. Nous visitions la dernière demeure de Charles Quint. Au moment où nous passions devant la chaise à roulettes de lempereur, des visiteurs sortaient encore de la petite chapelle attenante. Jeus limpression désagréable que le groupe auquel nous appartenions avait perdu Fátima, celle pour qui javais fait dix voyages à Coria sur très peu de temps. Il était inutile que je me retourne. Elle ne descendrait pas les marches de la chapelle comme le début du groupe venait de faire. Pendant le reste de la visite, je nosai pas me retourner de peur que son absence se confirmât.
Ce nétait pas par lâcheté, mais par un désir vague de repousser le plus tard possible, cette éventualité.
Cette intuition ne mavait pas trompé.
Elle mattendait sur la terrasse au-dessus du jardin des moines. A la chapelle, lodeur de lencens, le confinement avec le contraste de la chaleur étouffante du dehors, lavait laissée comme étourdie. Les gardiens lavaient fait asseoir. Puis, on lavait conduite sous le porche à labri du soleil, où elle mattendait.
Comment expliquer cette sensation dabsence ?
Jai la même impression aujourdhui. De navoir aucune information sur une disparition est toujours possible. Quoiquil nest que trop évident quil ne faut guère chercher les motifs : absence dintérêt, confusion des genres, on naime ou on naime pas, cest toute la problématique.
Je me connaissais mal.
Je me croyais trop désabusé et trop las pour me livrer à des sentiments extrêmes comme linquiétude amoureuse, quil ne faut pas confondre avec la jalousie, qui serait dans mon cas, parfaitement ridicule.
Cétait une erreur.
Tout cela ne me rassure pas. Je croyais avoir raccroché mon sac et que cen était fini de bourlinguer. Il suffirait quelle me dise que les Nuits Blanches commencent en juin à Saint-Pétersbourg, pour que je minquiète déjà du départ.
Jaurais lair enthousiaste du voyageur qui nen a jamais assez, alors que je me maudirais intérieurement de repiquer au truc.
Quel étrange animal, on fait !