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Dieu dans la betterave.

Comment j’ai su que j’étais Dieu ? C’est simple.
Je rêvais tranquillement dans mon lit à quelque poésie. Soudain, des gens qui criaient « A mort » et que je n’avais pas entendus venir, m’entourèrent.
Je n’étais pas en odeur de sainteté dans ce village. Je n’allais pas au Café des Sports. Je ne votais pas pour la liste du bourgmestre. Je fuyais l’église et les ratichons. Enfin, je n’avais pas participé à la grande soirée tsunami organisée en front commun à la salle des fêtes « Le Breton » par les Bleus et les Rouges.
Mes assaillants, à la consanguinité évidente, étaient rondouillards comme des tonnelets d’Artois. Tous éponymes d’une souche éburonne, ils avaient le cou épais et les yeux près du nez, les os éburnés par les travaux champêtres, peut-être même l’étaient-ils aussi par ailleurs du manque d’activité de la chose… Parmi les plus excités, je reconnus mes voisins, le fermier Albin, la dentiste Jacinthe et le transporteur de betteraves Graindorge, sans oublier le faucheur-batteur Aristide Pleinbol, loueur de matériel agricole. Les uns brandissaient des barres de fer, d’autres des fourches. Les joueurs de vogelpick du Cercle Saint Edmond étaient armés d’un bec de pompe à bière.
Ils me connaissaient plus par la réputation qu’ils m’avaient faite, que par les rapports que j’avais avec eux.
Je partais discrètement le matin et revenais le soir de mes tournées de vendeur de poésie, en rasant les murs la tête baissée, afin de ne pas les provoquer. J’évitais de sonner à leurs portes. Je ne commençais sérieusement mon travail qu’à partir de Belret et Tranelmange. Il suffisait que je croise dans la rue un cou épais, pour que je passe directement à la rue suivante. Je ne gagnais pas lourd. Ces gens n’admiraient rien qui ne fût sanctionné par le rapport qualité prix d’une profession sacralisée par la société anonyme, comme une marchandise de leur Colruyt ou d’une PME du zoning industriel.
Le premier m’envoya une auge de pierre de sa porcherie sur la tête. Quoique le choc fût rude, il ne me fit point mal. Graindorge, le voisin d’en face, me transperça de sa bêche à taupinières. Le mince acier me traversa le corps pour atteindre le cou épais de Louise, une hystérique qui, à quatre pattes, voulait me couper le sexe avec ses ciseaux de couturière. Sa tête, se détacha du tronc et roula sur le sol comme une boule de bowling. La foule étonnée de mon invulnérabilité s’arrêta.
J’étais devant eux, sans une égratignure, souriant, les bras tendus dans un geste d’amour, alors, qu’ils comptaient déjà deux morts ! Une vague odeur de patchouli leur fit penser à de l’encens. Il manquait le buisson ardent, des femmes se troussèrent…
Ils s’essayèrent – certains pour la première fois de leur vie – à la réflexion. Me déclarer possédé du diable, ou m’accepter comme Dieu, telle était la question. Ils se résolurent à ce dernier postulat, dans la crainte qu’en diable, je ne les exterminasse ou pire, que je ne les détroussasse du coffiot familial.

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Leurs yeux s’embuèrent de larmes. Certains tombèrent à genoux en jetant loin l’outil qui était destiné à me pourfendre. Les plus décidés, les meneurs, étaient les plus mortifiés. Ils poussaient des logorrhées sans suite qui témoignaient de la peur et de la pauvreté de leur langage. Une poésie, qui dans l’assaut avait glissé de la pile que je devais vendre, tomba dans les mains d’une furie repentante.
Ces gens qui la minute avant étaient sans Dieu, virent tout l’intérêt qu’ils en tireraient, s’il était avéré que l’Etre suprême avait choisi la rue D. Bovesse, à moins que ce ne soit Wauters ou Van Zeeland pour apparaître au monde.
La tête de Louise fit un strike dans les piles de mes fascicules.
Je m’éveillai en sursaut.
Mon thermos s’était brisé en tombant des pattes velues d’un Gros-Cou inconnu qui s’était sans doute attardé après que la bande se fût égayée.
Il fut aussi surpris que moi de mon réveil.
- Nom de dieu ! fit-il, avant de détaler à toutes jambes.
Ainsi, lui aussi m’avait reconnu !
En remettant quelques objets à leur place, je m’aperçus que la chaîne Hi fi, qu’un ami m’avait prêtée, manquait de sur la commode.
Quant au sang répandu, tout était nettoyé. Je cherchai en vain la tête de Louise, à la place il y avait un pied de biche et un trousseau de clés.
- Ils ne peuvent pas s’empêcher de voler, même Dieu, pensai-je, en leur pardonnant.
Comme il fallait vendre ma poésie pour manger, je partis le matin de bonne heure. Mais au lieu de commencer la prospection vers Yolée, comme j’en avais eu l’intention, je sonnai à leurs portes. Puisqu’ils avaient reconnu mon essence et ouvert leur cœur, ils m’ouvriraient aussi leurs portes ?
D’abord ils rirent. Mon ignominie, venant de la bassesse de mon négoce, les rassurait. Comme j’insistais sur « Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon coeur », la méfiance se changea en mépris.
La lourdeur d’esprit qui les sacralisait socialement, loin de les handicaper, les incitait à me casser la gueule.
Comment pouvait-on consacrer son temps à la poésie ? Cela les stupéfiait, stupéfaction qui leur était naturelle, mais qui prenait à mon contact des allures d’ahurissement. La bouse sur leurs chaussures attestait d’un sentiment de dignité rurale qui les empêchait de faillir. C’était comme si « la douceur angevine » ne pouvait monter vers leur Nord, suffocant sous les odeurs.
Un marchand de porc s’étouffa dans un tas de purin au sonnet « de l’amour ». Un fonctionnaire qui pourtant avait eu durant vingt ans le loisir de s’esbaudir d’autre chose que des 350.000 sites de cul d’Internet, hoqueta de rire à un distique sur le bonheur d’aimer. Il fallut l’emporter chez un orthodontiste tout proche pour savoir qu’il sentait aussi des pieds par le haut. Enfin, une femme qui passait pour une jolie brunette malgré le cou épais fit le geste de s’essuyer le derrière avec le rondeau « C’est plus comme avant » de Félix Bondrillard, le pseudonyme avec lequel j’avais gagné le concours international de poésie de Bressoux-Haut.
Les livrets de poésie que ces béotiens rustiques m’avaient détruits se montaient à 8 euros. Quand la méfiance générale mit un prix sur les dégâts, je ne dus mon salut qu’à la fuite.
- C’est un imposteur. Ce n’est pas Dieu. Où est-il notre curé ? Fourré chez Guy à ripailler avec les snobs du Phylloxera Club !
Quelques coups de feu claquèrent. L’anathème s’entendit jusqu’à la vallée du Geer.
N’est pas Dieu qui veut !

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