Emile Cioran
Quelquun qui mest cher ma reproché de passer sous silence le dixième anniversaire de la mort de Cioran (1911-1995).
Ce sont les scrupules qui me retinrent ce 21 juin décrire quelques mots, comme en 1995, lannée de sa mort.
Quaurais-je pu écrire doriginal sur un homme qui ne manquait pas doriginalité ?
Il est vrai que les médias ont privilégié le centième anniversaire de la naissance de Jean-Paul Sartre et mis « Emil » au purgatoire.
Cest presque un devoir que de len retirer.
Sartre, vendeur de journaux dextrême gauche à la sortie des usines de Billancourt, est plus médiatique. Le destin de la critique centriste et frileuse, nest-ce pas daccabler après leur mort ceux qui ne pensent pas comme Aron et Finkielkraut ?
En ce sens, cest le plus beau cadeau que lon ait donné à Sartre dencore irriter les philosophes officialisés daujourdhui.
Pour Cioran, le problème est différent.
Cas unique de lhistoire de la philosophie contemporaine, Cioran, Roumain émigré en France, a écrit son œuvre dans une langue qui nétait pas la sienne. La pertinence et lacidité de ses propos dans une prose magnifique – lamphigourisme étant le péché mignon des philosophes auquel il na jamais cédé – rappellent Chamfort, pour la forme et lélégance.
Jignore lopinion des culs de chapelle de la place du XX-Août, je considère Cioran comme le continuateur du scepticisme grec de Pyrrhon à Timon de Phlionte, jusquaux Ménodote et Sextus Empiricus de la décadence.
Arrachons notre faux-col et poursuivons.
Autre scrupule, Cioran aurait-il apprécié que lon sabandonnât à la commémoration de lanniversaire de sa mort ? Son effacement volontaire exigeait peut-être que lon respectât sa mémoire par le silence ?
Ces écrits parlent pour lui et sonnent hauts et clairs à une époque de suffisance de soi et daberrations ontiques.
Il serait facile dagrémenter cet hommage de certaines de ses citations. Lhomme qui « sintéressait à nimporte qui, sauf aux autres » avait si bien pénétré lâme humaine quon peut dire au contraire quil sy est intéressé plus que bien dautres et cest ce qui le rend si pertinent dans son amertume et sa désillusion. Ce ne sont pas ses humeurs atrabilaires qui ont fait de Cioran le champion dune forme de désespoir esquissée par Kierkegaard, mais lobservation froide et détachée de ses contemporains, en-dehors dun savoir quil avait pourtant grand. En un mot, cétait un honnête homme qui écrivait avec probité les choses vues et senties.
Ses « Cahiers » (1957-1972) - un bloc-notes sur la couverture duquel il avait écrit « à détruire » et qui fut publié en 1997 chez Gallimard – voient passer Cioran de létat dadulte à celui de vieillard. Ce grand observateur ne nous cache rien de sa métamorphose tragique
On pourrait se servir de ce quil écrivit à propos de Diogène : « Jai toujours pensé quil avait subi, dans sa jeunesse, quelque déconvenue amoureuse : on ne sengage pas dans la voie du ricanement sans le concours dune maladie vénérienne ou dune boniche intraitable », pour nous souvenir combien fut tumultueuse sa jeunesse et comme le drame ultime de son existence en découla.
Cest que confronté à son déclin et à sa mort prochaine Cioran na pas été exorcisé de toute amertume. La fatalité du dénouement, au contraire de la passivité des Assis, a décuplé sa révolte.
Cest avec un corps perclus quil se tournait vers nous, avec par avance le goût amer de léchec de toute spéculation.
Il a célébré linfortune dêtre vieux comme personne et fort curieusement, loin dêtre une œuvre à ne pas lire après 65 ans, son travail nous apparaît fort réjouissant parce que dune grande lucidité et dune profonde pénétration desprit. La vérité nest jamais triste. Ce quil dit de quelques-uns et de lui-même ne peut quêtre pire de ce nous pensons de nous. Sa noirceur extrême, par un paradoxe fréquent en philosophie, en fait une ode à la vie. Lœuvre de Cioran de ce point de vue est aussi roborative que celle de cet autre sceptique : L.F. Céline.
«Nullement notre dimension fondamentale, lhistoire nest que lapothéose des apparences.» Ce quil pensait des apparences propres à lhistoire, létait aussi du genre humain.
Reste, que son souhait de nécrire des livres que pour y dire des choses quon noserait confier à personne, a été exaucé.
« Exister serait une entreprise totalement impraticable si on cessait daccorder de limportance à ce qui nen a pas. » cela nous laisse quelques belles années devant nous. Cependant, pour une fois, accordons de limportance à ce qui en a et noublions pas Cioran.