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La vulgarité de la distinction

Où l’on voit Richard abandonner un argument comique et donner dans le sérieux obscur.

-Monsieur Le Pont-Joinville à 18 ans vous étiez apprenti garagiste et quasiment illettré. Quel chemin parcouru entre le garage et la Sorbonne où vous enseignez la philosophie !
-Monsieur Frédéric Mite-Etrange, le garage était rue Saint-Jacques, à une chiée de mon travail d’aujourd’hui…

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-Je veux dire intellectuellement… Vous avez une explication ?
-Certains types d’explication exercent une attraction irrésistible. A un moment donné, l’attraction d’un certain type d’explication est plus grande que tout ce que vous pouvez concevoir. Votre demande d’explication tient dans le merveilleux d’une métamorphose dont vous me demandez la narration à seule fin d’exposer ce merveilleux pour que vos auditeurs vous trouvent bon.
-Il ne s’agit pas de moi, mais de vous, monsieur Le Pont-Joinville. On peut s’étonner que vous ayez quitté le garage et renoncé au métier de réparateur de voiture le jour de la mort de Jean-Paul Sartre en 1980 ?
-Monsieur Frédéric Mite-Etrange, on ne peut pas ignorer que le rêve est en réalité telle ou telle chose. Peut-être est-ce le fait que l’explication que vous donnez de ma brusque vocation, qui coïncide avec la mort de Jean-Paul Sartre, soit extrêmement repoussante.
-En quoi le serait-elle ?
-Parce qu’elle ne serait que le fruit du hasard, et que le hasard est à la fois une explication trop plausible et trop commode pour que vous vous en contentiez.
-Je suis perplexe. Notre émission « toujours la philosophie pour en rire » a pour but de divertir l’auditeur aux dépens de la philosophie. Votre nom, vos débuts contradictoires avec votre statut actuel, tout donnait à penser que nous ferions une bonne émission. La tournure que prend notre conversation me fait douter que cette interview entrât dans le genre. Qu’en pensez-vous, Monsieur Le Pont-Joinville ?
-C’est un phénomène psychologique intéressant que cette explication, monsieur Frédéric Mite-Etrange. Dans votre inquiétude, vous avez réellement eu ces pensées, alors qu’en réalité vous ne les avez pas eues. Vous savez très bien quel est mon parcours, votre problème est lié à la nécessité de faire rire à mes dépens. N’y arrivant pas, vous voudriez que je partageasse votre inquiétude et m’engageasse à vos côtés dans un partenariat où m’incomberait le personnage qui fait rire de lui.
-Non pas de lui, Monsieur Le Pont-Joinville, mais de la profession qu’il exerce, en l’occurrence, la philosophie. L’ironie que vous pratiquez à merveille, nous pensions que vous pourriez l’exercer aux dépens du métier que vous faites, ce qui vous donnerait l’avantage de n’en être pas dupe.
-La contestation par le rire, comme il y a une contestation par le rêve. Le sérieux du comique et le comique du sérieux… je crains que vous n’ennuyassiez vos auditeurs, Monsieur Frédéric Mite-Etrange.
-Rire de soi, c’est rire des hommes, de la création, de Dieu… s’il existe…
-L’ennui, c’est que votre émission « toujours… - aujourd’hui la philosophie - pour en rire » n’inclut jamais que vous riiez de vous-même ; ainsi vous ne dénoncez pas la perpétration de votre vie par l’impossibilité d’en rire…
-Monsieur Le Pont-Joinville, il existe suffisamment d’émissions où le jeu consiste à se moquer du présentateur, pour que nous n’en fassions pas un système.
-Monsieur Frédéric Mite-Etrange, les psychodrames thérapeutiques ont lieu d’ordinaire sans public.
-Je n’ai nul besoin de cette thérapie-là, Monsieur Le Pont-Joinville.
-C’est que vous vous soustrayez de la règle générale, parce qu’il vous semble que ce serait contraire à la distinction bourgeoise dont vous vous croyez investi, Monsieur Frédéric Mite-Etrange.
-Vous me trouvez donc d’une distinction bourgeoise !
-Mais bien sûr que vous l’êtes.
-Comment dois-je prendre cela ?
-Venu d’un monde plus simple – non intellectuel diriez-vous, et vous n’auriez pas tort - je me suis posé beaucoup de questions sur la distinction bourgeoise, Monsieur Frédéric Mite-Etrange, avec la naïveté du petit garagiste. Vulgarité et distinction sont deux aspects d’une réalité. La distinction crée la vulgarité. Le bourgeois cherche un compromis avec son corps, ce qui apparaît alors, c’est la vulgarité de la distinction.

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