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Et on tuera tous les mendiants

En début d’année, on a joué à Liège, L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, dans un boyau sous la chaussée devant la Maison Curtius. Ce lieu sinistre et dépouillé convenait très bien comme décor naturel à cette pièce qui se passe, selon l’auteur, dans les bas-fonds de Londres.
Au début de l’Acte III, Peachum « L’Ami du mendiant », pourtant si cruel et dénué du moindre scrupule lui-même, dit depuis 1928, date de la création, ce que lui a soufflé Brecht et qui résume ce qu’on peut dire de la misère, vue d’en haut :

« Je suis arrivé à la conclusion que si les puissants de la terre sont capables de provoquer la misère, ils sont incapables d’en supporter la vue. Car ce sont des faibles et des imbéciles exactement comme nous. S’ils ont à bouffer jusqu’à la fin de leurs jours, s’ils peuvent enduire leur plancher de beurre, pour engraisser jusqu’aux miettes qui tombent de leur table, ils ne peuvent pas voir de sang-froid un homme tomber d’inanition dans la rue : évidemment il faut qu’il vienne tomber juste devant leur porte. »

L’histoire de la compassion dans la tradition judéo-chrétienne est une belle hypocrisie.
Voyez Bush, il s’en fout bien des négros de la Louisiane. Pourquoi voit-on si souvent Condoleezza au premier rang, ces temps-ci ? Parce qu’il fallait faire savoir aux dizaines de milliers de Noirs et de petits Blancs dans la détresse que le président les aime et qu’il fera tout pour les sortir du bourbier sous la mer qu’est devenu leur ville.
Et pourquoi voit-on le président s’agiter un peu plus, alors que trois mois auparavant il avait diminuer de façon drastique les subsides pour consolider les digues qui même sans Katrina menaçaient ruine ! Mais parce que des journalistes sont venus quasiment par les images de leurs reportages déposer les morts et les blessés devant sa porte à Washington, Bush brusquement a changé de politique. Il ne peut pas voir le malheur en face, cet homme-là. Cela gâte son petit déjeuner, ses momeries à l’église presbytérienne et ses parties de vélo avec Lance Armstrong dans son ranch.
Il en va de même chez nous.
Sans que la situation n’ait pas des allures de catastrophes naturelles, le Gouvernement et les riches ne sont quand même pas aveugles au point de ne pas s’apercevoir que la misère gagne le pays, qu’il y a de plus en plus de pauvres et qu’il faudrait revoir de toute urgence une politique sociale. Ils le savent. Puisque c’est délibérément qu’ils maintiennent cet état de pauvreté. Que font-ils ? Ils prêtent une oreille complaisante à une proposition patronale selon laquelle il conviendrait de retirer le mazout de chauffage de l’index des prix à la consommation !
Le jour où des malheureux transis de froid forceront en hiver la porte des ministères surchauffés afin de camper dans les immenses vestibules à 22°, alors oui, cela leur gâtera leurs nuits douces au coin du feu.
Il faut pour donner de la vigueur aux gens du dessus qu’un événement médiatisé lève un coin du voile sur les populations mal logées, mal nourries. La couverture d’un incendie à la téloche les voit accourir la larme à l’œil, le geste compatissant et, se penchant sans honte, sur les victimes, ils donnent au peuple par l’accolade, le salut de la Nation !
Viennent ensuite les discours, les résolutions, pour ne plus que cela arrive, comme s’ils avaient été eux-mêmes brûlés dans leur chair, comme s’ils avaient perdu leurs enfants dans les flammes. Ils ne savaient pas avant l’incendie que ces immeubles étaient dangereux, disent-ils tout attristés !

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La suite est toujours la même. On expulse quelques squatters sous prétexte de la dangerosité des locaux qu’ils habitent. On jure qu’on va les reloger. On les fourre dans des hôtels, aussi dangereux, juste le temps de les faire oublier. La suite n’est écrite nulle part, mais on la connaît. On les fout à la porte des hôtels au bout d’un temps. Ils se débrouillent en squattant de nouveaux immeubles encore plus insalubres.
Pourtant, la situation était bien connue de tous. Ils sont donc responsables, selon la belle formule de Georgina Dufoix à propos du sang contaminé, « ils sont responsables, mais pas coupables. » Ils ont résisté à la compassion puisqu’ils ne voient pas le résultat de leur politique. Si on avait déposé, comme Bush à Washington, des morts devant leurs portes, ils auraient flippé de crainte de l’opinion.
On aurait difficile de comparer le nombre de mendiants de la Société médiévale à celle d’aujourd’hui. Il y a dans nos villes à côté des quémandeurs professionnels, une population dans la misère qui n’a plus que la ressource de tendre la main dans les rues. Je défie quiconque de traverser le Pont d’Avroy jusqu’à la place Saint-Lambert sans jamais être sollicité.
Tous les âges sont représentés dans cette détresse visible à laquelle il faut ajouter ceux qui n’osent pas et qui sont peut-être deux fois plus à court de tout !
Comme la mendicité est un acte isolé et qu’on peut rudoyer le mendiant esseulé sans encourir la réprobation de la foule, les Communes prennent des Arrêtés afin d’interdire la mendicité. Ainsi, le mendiant tombe sous le coup de la Loi. Les flics interprètent la loi. Ils sanctionnent ou ferment les yeux. Ils font une politique de ségrégation à visage découvert. Et tout le monde trouve cela très bien.
Dans ce cas de figure, la compassion du bourgeois n’a plus sa raison d’être puisque son geste humanitaire ne serait repris sur aucun média et que son électorat ne s’émouvra pas.
C’est donc chaud qu’ils veulent le mort d’inanition devant leurs portes.
On comprend comme les cadavres gonflés des noyés dans les rues de la Nouvelle-Orléans appellent à la compassion et comme Bush se fait voir serrant des rescapés dans ses bras.
Tout le monde sait aujourd’hui que l’Etat américain livré à l’initiative privée est le pire des régimes, bien pire dans certaines conditions que l’initiative privée livrée à l’Etat des régimes communistes.
Voilà un retournement imprévu de l’opinion qui conduit à une réhabilitation des anciens adversaires par la démonstration de l’incurie libérale. Le système communiste était tombé tout seul. Qui nous dit que celui-ci n’en fera pas autant ?

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