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La gueule de l’emploi

(la scène se passe dans la file de chômeurs chez Emploissur une boîte d’intérim comme il en pleut boulevard de la Sauvenière.)

-Tu me donnes trois ou quatre rimes et à l’instant je te dis un poème.
-Sans blague ?
-Essaie…
-caresse… empourprés… paresse… et ignorés.
-Laisse moi une minute…voilà :
Au pays tropical que le soleil caresse
D’un douanier Rousseau peignant tout empourpré
Sur le jaune du sable à la chaleur paresse
Une belle métisse aux soupirs ignorés
-Tu l’as lu quelque part ?
-Non, puisque tu m’as donné les rimes. Si tu m’avais donné Pain, auvergnate, patin et éléate, je t’aurais torché un autre poème…
-Note, on s’en fout. Et puis la poésie, ça doit être réfléchi. Quand tu réfléchis pas, c’est pas un poème.
-C’est quoi alors ?
-Des mots mis à la suite les uns des autres et qui n’ont pas de sens poétique.
-Essaie autre chose. Tu me dis un personnage de comédie, je te dis l’auteur, et je te fais un résumé de la pièce.
-Jacqueline.
-Dans la pièce de Marivaux « La surprise de l’amour », de Molière dans « Le médecin malgré lui » ou de Musset dans la comédie « Le chandelier » ?
-Perdu. Il s’agit de Jacqueline ma voisine de palier.
-Dans quelle comédie ? Un auteur l’a prise pour modèle ?

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-Je ne sais pas, moi. Ton truc ne m’intéresse pas.
-Tu veux qu’on joue aux élections ? Tu me dis un parti et je te dis le score qu’il a fait aux précédentes communales.
-Je m’en fous.
-Qu’est-ce qui t’intéresse ?
-Ce qui m’intéresse ? Pourquoi t’es chômeur, Monsieur-je-sais-tout ?
-Parce que je sais rien de ce qui t’intéresse.
-Qu’est-ce que tu sais ce qui m’intéresse ?
-T’as fait l’école des Classes moyennes, section peinture, donc tu sais peindre et tapisser. Tu m’as dit que t’avais travaillé dans un garage comme carrossier…
-C’est pas mal.
-Oui, c’est pas mal.
-Et pourquoi dis-tu que t’es chômeur parce que tu sais rien de ce que je sais, alors que moi je suis chômeur aussi ?
-Toi, on va te trouver un stage quelque part. Et moi pas.
-Pourquoi pas toi ?
- Parce qu’avec ce que je sais, les patrons ne pourraient pas se faire du fric sur mon travail.
-Ce que t’as appris te sert à rien, alors ? Pourquoi tu joues les mariolles avec ce que tu sais, quand ça te sert à rien ?
- C’était important pour moi et pas pour les autres. Pour bouffer, j’aurais dû faire tapissier, comme toi.
-Dans le fond, t’es un inutile.
-Comme ton patron, je fous rien.
-Mon patron ? Celui qui m’a foutu à la porte ? Il travaille seize heures par jour. C’est pour ça qu’il m’a foutu à la porte, et puis pour caser son fils, qu’a fait des études qui ne servent à rien.
-Tu sais que tu commences à me les casser ?
-T’es pas content parce que je te rabats ton caquet, hein, Socrate de mes deux ?
-D’où tu sors ce nom ? Tu connais Socrate ? Tu vois que tu connais quelque chose !
-J‘ai jamais dit que je connaissais rien. Et puis, ébruite pas que je connais ce type.
-Pourquoi ?
-Ni les Jacqueline de ton théâtre…
-Je ne comprends pas.
-Et surtout me fais plus le coup des rimes et de la poésie.
-T’es pas intéressé, que tu m’as dit !
-Justement, ça va être mon tour. Tu me connais plus. T’étonne pas si je fais le dos rond et que je boîte un peu…
-Vas-tu me dire à la fin…
-Il n’est pas mauvais que le type à côté de la secrétaire et qui engage des mecs…
-Oui, le patron…
-…me considère avec quelque mépris. Tu vois mec, un patron se rassure par l’ignominie de qui il engage. Nous, pour réussir, on doit être un peu, voire beaucoup méprisables. Des petites tares, une odeur d’aisselle, l’air con, justifient la merde noire où l’on est. On a plus de chance ainsi, si chacun se trouve à la place qu’on croit qu’il mérite…
-Tu sais que t’es pas con, toi…
-Prochaine fois, mec, dis-toi qu’aussi malin qu’on soit, on finit toujours par être le con de quelqu’un…

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