Ecartement… écartèlement.
D’un jour à l’autre, on s’écarte l’un de l’autre. De qui à qui ? Mais le rupin d’une gueusaille…
Ce n’est pas qu’on avait des atomes crochus, une façon de se dire qu’on est dans le même bateau, lui sur le pont en duffel-coat à serrer la main du capitaine, puis s’appuyant au bastingage se perdant dans l’infini d’une mélancolie à respirer l’air marin, l’autre dans le vague désir de dégueuler à côté de la salle des machines, à compter les coups sourds des pistons dans le jeu des bielles, tandis qu’une odeur de mazout monte des soutes… non, non, les distances ont toujours été quasiment réglementaires, l’ordre social respecté. Mais, on n’y peut rien, on s’écarte.
L’un respire de mieux en mieux l’air marin, l’autre de plus en plus le mazout.
C’est dû à quoi ?
L’inflation rampante, le grossissement par 40 de la loupe Euro, la vie suggérée du standing impossible, les dettes d’autrefois qui deviennent les créances d’aujourd’hui, la vision de plus en plus focalisée sur l’irrésistible ascension de l’homme épanoui, envié par d’innommables spectres du désastre capitaliste ?
Un peu de tout.
L’impression se distille au goutte à goutte sur les douze heures par jour de vie sociale.
C’est le spécialiste qui reçoit son malade un petit quart d’heure pour soixante euros, contre le patient qui attend ses 543 euros de pension pour payer sa note de gaz ; c’est un ministre qui passe dans sa BMW, matériel dû à la dévotion nationale, pour qu’il appuie sur un bouton et fasse glisser la vitre arrière pour dire dans un sourire à RTL et RTBf grelottant sur le pavé de la rue de la Loi : « la réunion a été fructueuse. Nous n’avons pris aucune mesure. Nous devons encore nous concerter avec les partis. » ; c’est Mittal en tournée européenne qui serre des mains puis qui s’en va en oubliant de serrer celles qui l’ont fait ce qu’il est ; c’est le quart des Belges qui se fout des trois-quarts restant et les trois-quarts restant qui se foutent des neuf dixièmes de la planète…
C’est brusquement l’absurde des situations qui saute aux yeux de l’honnête homme, tandis que brutalement l’ordre social lui flanque à la figure les cases d’un grand jeu de société avec tous les clichés réunis simplificateurs : des diplômes, des situations financières, des règles de manière à distinguer le bon du mauvais, le beau du moche, du rigolo du pénible, du profond du superficiel, du bourgeois du minable, selon des schémas et des reprises d’après des critères que l’on croit nouveaux et qui le sont depuis Charlemagne.
Il suffit d’une étincelle d’intelligence pour s’apercevoir que tout cela est faux, outré, usurpé, scandaleusement injuste, en un mot : immonde.
Mais les dés sont pipés. L’affaire est entendue. Ne seraient même pas pris au sérieux ceux qui, parmi nos illustres, déclameraient contre eux-mêmes. Par exemple si Paul Frère revenant du golf du Zoute, faisait arrêter sa voiture au bord de la mer et enlevant ses chaussures marcherait sur le sable pour réfléchir afin de déclarer à la meute des médias regroupée derrière lui : « C’est con. Comment ai-je pu gagner tous ces millions dont je ne sais plus que faire ? Qu’ai-je fait de mieux que le type qui sort de l’usine à 55 ans avec la montre que la direction lui a offerte à l’occasion de sa préretraite ? Pourquoi ai-je été si bien, beaucoup mieux payé, qu’un artiste qui va laisser un chef-d’œuvre dans sa mansarde qu’il quitte les pieds devant faute d’avoir eu les moyens d’y survivre ? Certes, à 80 ans ai-je besoin de plus de soin qu’un jeunet de 50, mais combien y a-t-il de vieillards de mon âge attendant qu’expire une mourante vie dans un home où crever prend tout son sens quand les trois autres de la chambre à quatre s’incommodent de vos hoquets et de vos râles ? »
C’est étrange qu’il n’y ait jamais de suite à la logique du parvenu après la navrante confidence. Il entre, au contraire, dans l’interview d’illustres, une satisfaction muette et intérieure, une satisfaction de soi-même d’avoir échappé au pire, c’est-à-dire à la vie de la majorité des citoyens de ce foutu pays, mais qui ne se manifeste pas, qui reste intérieure, comme seulement le fruit d’une réflexion qui ne doit pas gagner les autres et qui s’enfouit dans la conscience, comm un coin dans la mémoire…
Maintenant si au lieu d’une personnalité, force-vive de la foire aux vanités, c’est un moins que rien qui parlerait comme Frère, à celui-là point de RTBf, de RTL, grelottant ou ébaubi sur le sable du Zwinn. Il peut déballer son ressenti dans l’absolu anonymat. Il n’intéresse strictement personne. S’intéresserait-il seulement à lui ? Il faut croire que cela ne lui est pas possible, qu’il est noué comme Frère, les ministres, les bourgeois et les autres par cette timidité de l’être qu’on appelle pudeur, mais qui n’est que la peur de la vérité.
Pourtant puisqu’il n’a rien, il n’a rien à perdre, pas de statut, pas de spécialité, pas d’arrhes, pas d’honoraires, pas de perspectives d’un héritage juteux, même pas un job qui ferait qu’il mettrait de côté pour une petite maison, plus tard, pour dans vingt ans. Il n’a rien et il n’aura jamais rien, et pourtant il se tait. Il vote socialiste, par découragement, il voterait aussi bien Front National. Ce n’est pas que ce soit un exclu récent, non, mais il s’est exclu, mort socialement avant de naître, par le pas de chance, par le manque d’adaptation à la dégustation avec des cris d’extase de la sombre merde du quotidien.
Voilà bien une étrange société qui fonctionne exclusivement pour quelques-uns au détriment du plus grand nombre !
Ça fait longtemps que j’étudie le comportement de la majorité des gens face au riche, face aux inégalités. Ce qui me saute aux yeux, c’est l’immense défaite intérieure, celle d’une capitulation irrémédiable devant les événements dont la majorité aurait renoncé à modifier le cours, par un découragement et une démission telle que, même déléguer une forme de pouvoir alangui pour un simulacre de démocratie, est déjà fort au-dessus des forces...