Solipsisme en maison
.Duvannier avait juré à sa mère la veille de sa disparition, que jamais il n’abandonnerait l’oncle Alphonse, à la maison de retraite « Leonardo da Vinci ».
En accord avec le pensionnaire, le mercredi serait le jour de visite du neveu.
C’est ainsi que débuta une relation qui rapidement se figea dans des règles.
A 14 heures du jour prévu, Duvannier franchissait la porte du home et croisait madame Cacao, la directrice métisse à l’imposant derrière. Il la taquinait sur la fascination qu’elle exerçait sur lui, sans penser une seule seconde à ce qu’il disait. Flattée, madame Cacao rapportait les galanteries à son mari, comme font parfois les femmes délaissées, dans l’espoir de susciter un regain de sentiment, ne serait-ce que de jalousie. Le mari se demanda un moment comment tirer parti des confidences de madame Cacao au profit des idylles qu’il entretenait parmi les garde-malade et les infirmières, il n’en trouva pas et oublia Duvannier.
Le visiteur saluait les pensionnaires sur son passage. Rares étaient celles et ceux qui répondaient à son salut. Ils souffraient tous de la diathèse maison : le grand âge
A la chambre 42, il frappait à la porte de façon convenue : deux coups brefs et deux longs.
La première fois, la voisine d’Alphonse, agrippée à un déambulatoire, le supplia d’ouvrir sa porte. Duvannier s’était approché, serviable. Elle l’avait alors copieusement injurié en criant au viol ! Le personnel rassura Duvannier, cette maniaco-dépressive engueulait tout le monde à longueur de journée. Les mercredis qui suivirent, elle guetta Duvannier, histoire de rester en forme. Celui-ci slaloma pour l’éviter avec succès.
Restait deux heures à passer avec Alphonse.
Cela n’avait pas été pénible tout de suite. Les familles étaient proches. L’oncle et le neveu avaient de nombreux souvenirs en commun. Il y avait matière. Mais les faits sans spéculations philosophiques et sans nouveautés tarissent rapidement l’intérêt. Viennent alors les redoutables redites et Duvannier avait de la mémoire.
Tous les parents étaient morts. De se savoir les seuls dépositaires de trois générations les rendait solidaires. Les récits s’enrichirent d’une commune cénesthésie.
Hélas ! il y a peu d’histoires qui ne lassent à force d’être ressassées..
Un an plu tard, tout était dit.
Ils avaient fait plusieurs fois le tour des réunions de famille, répertorié les personnages et dressé un arbre généalogique complet dont ils étaient les chétifs rameaux.
Ils avaient l’un et l’autre horreur des silences. Le pensionnaire de « Leonardo da Vinci » eut l’idée d’introduire des variantes aux histoires rabâchées.
Il compléta à sa façon des faits obscurs que Duvannier pouvait difficilement contredire, puis des faits avérés auxquels le neveu lâchement soumis apporta sa caution..
Les variantes connurent des versions invraisemblables. Il y eut dans les didascalies du pensionnaire tant d’interprétations différentes qu’ils s’y perdirent plus d’une fois.
Au moindre doute de Duvannier, Alphonse s’emportait de telle manière que le neveu s’accusait d’un trou de mémoire..
L’oncle se révéla un grand égoïste. Il était impossible qu’il ne sut pas qu’il mentait. C’était pour lui une revanche sur les fantômes du passé.
Duvannier se rendit compte que l’oncle ne l’écoutait pas, le jour où il tenta de lui parler d’un rhumatisme de la cuisse droite. Alphonse noya les plaintes de son neveu dans les siennes. L’oncle s’empara des maux à la cuisse droite du neveu, pour en faire un calvaire à sa cuisse gauche !
Duvannier ne résista pas. C’était un bon garçon qui n’allait pas une fois par semaine à Stavelot pour s’engueuler avec son oncle. Il se résigna aux versions d’Alphonse. Il poussa même l’abnégation jusqu’à parfois orner de détails les anecdotes d’Alphonse les sachant fausses !
A la cinquième année, Duvannier connut à fond les variantes du pensionnaire. Il y en avait de plusieurs sortes : l’histoire du poncho qu’Alphonse avait acheté pour la mère de Duvannier, lors d’un voyage à Palma, était rémanente.
L’oncle séparait les membres disparus de la famille en deux, les bons et les avares. Et question d’avarice, Alphonse était un orfèvre.
A défaut du service militaire qu’il n’avait pas fait, les histoires de la vie professionnelle d’Alphonse avaient la cote.
Soudain, la mémoire de l’oncle prit un tour singulier. Elle se gendarma au point de ne plus tolérer aucune information fantaisiste autre que les siennes, comme il ne toléra plus que Duvannier fût malade autant que lui.
Que Duvannier lui parlât d’une mauvaise nuit, la sienne avait été plus épouvantable encore. Alphonse n’écoutait son neveu que le temps de reprendre son souffle, qu’il avait court.
Ses constipations étaient un autre grand sujet.
Entré à 14 heures, le neveu partait à 16 heures, comme s’il sortait d’un bagne. Quand l’impatience le gagnait, au bord de la crise de nerfs, il faisait mine de se lever, aussitôt Alphonse remarquait qu’il s’en fallait d’un quart d’heure que la visite fût terminée.
Duvannier se jura qu’il ne laisserait plus passer aucune affabulation, qu’à la moindre fantaisie, il rectifierait au nom de la vérité. La semaine suivante, il retombait dans sa lâcheté complice et aidait aux mensonges de l’autre en mentant lui-même en signe d’allégeance.
Ce fut le neveu qui mourut le premier.
Ce mercredi-là, Alphonse dit à son infirmière : « Il aurait bien fait de me prévenir qu’il ne viendrait pas aujourd’hui. C’est malheureux qu’à mon âge, je ne puisse plus compter sur personne ».