Kant ou l’herméneutique.
Kant est pour moi un monument glacé que l’on ne visite comme tous les monuments, que par ouï dire par l’intérêt qu’il suscite chez les autres…
Sa vie est un mystère par sa simplicité apparente. Il ne s’y passe rien de connu des hagiographes.
Voilà un homme qui disserte de tout, qui semble avoir tout connu et qui pourtant n’a presque jamais mis le bout du nez hors de Königsberg, sa ville natale. On ne lui connaît aucune liaison. Il semble bien qu’il soit mort sans s’apercevoir qu’il avait un sexe !
On place souvent dans les cours de philosophie l’anecdote selon laquelle sa promenade quotidienne ne fut, durant toute sa vie, troublée que deux fois : la première lorsqu’il découvrit « Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau » ; la seconde, lorsqu’il alla au-devant du courrier portant des nouvelles de la Révolution française.
Avait-il perçu l’inanité des rapports humains avant même de les avoir pratiqués ? Possédait-il la science infuse ? N’empêche qu’il était attentif aux mouvements du monde et du poids de l’homme dans la grande horloge du temps, comme en témoignent ses nombreuses publications qui traitent de sujets variés et contemporains de son époque. Il recevait très souvent de nombreux amis à dîner, peut-être ces contacts pourvoyaient-ils à tout ?
Aborde-t-il la morale ? Il le fait de la manière la plus tranchée et marque les limites du bien et du mal de la façon la plus catégorique ; mais, je donnerais tout son texte s’y rapportant contre le traité de philosophie morale de Jankélévitch.
Kant n’est pas un extra terrestre. C’est un mortel doué d’une grande perspicacité et d’une profonde intelligence. On le sent impassible et glacé et c’est en cela qu’il m’inquiète.
On devrait avant l’incipit de la somme de son œuvre, inciter le lecteur à méditer la réflexion de Cioran « J’ai toujours pensé que Diogène avait subi dans sa jeunesse quelque déconvenue amoureuse ; on ne s’engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d’une maladie vénérienne ou d’une boniche intraitable. »
De même, on ne devrait se lancer sérieusement dans l’étude du pur esprit kantien, sans une réflexion sur son ascèse.
L’intellection de Kant ne s’explique pas sans le hasard de l’instinct.
L’œuvre que le philosophe propose, provoque une invincible cénesthésie…un malaise qui aboutit au mal être.
C’est une évidence, comme un pogonophore n’est rien d’autre qu’un barbu…
La morale selon Jankélévitch ne cesse de se reformer dans l’espace constant qui s’est établi entre l’idéal et le réel. Le juste est de la sorte plus près d’un aboutissement que le méchant, par l’effet de notre sensibilité sans cesse en éveil pour la moindre peccadille. Il n’y a pas de sainteté définitive, puisque la faute est elle aussi dans l’état d’inachèvement. Il n’y a rien d’irrémédiable dans le démérite, pas plus que l’exercice des vertus ne nous confère des droits d’une usucapion éternelle.
Le concept de Kant du devoir et du péché s’il transcende l’humain n’aboutit pas à donner une image juste de l’homme.
Rien n’est jamais joué, rien n’est définitif. La faute n’est irrémédiable que chez les intégristes qui à ce compte devraient finir en enfer avec le reste des hommes, croyants et mécréants étant bien trop indignes des Lois divines que Kant semble être le seul à percevoir.
Rien n’est impossible à une volonté qui évolue.
Même la cuisinière de Kant à la maison de Königsberg savait cela en servant aux commensaux du philosophe des plats qui pouvaient avec les mêmes ingrédients être excellents un jour, et médiocres le lendemain, sans qu’elle sût dire pourquoi.
Que Kant ait renoncé à l’expérience personnelle n’a pas été la bonne méthode.
Eût-il vécu davantage en-dehors des études, des publications et des cours à l’université, qu’il se fût dispersé, son œuvre eût été moins importante, certes, mais elle eût gagné en humanité ce qu’elle aurait perdu en métrage de rayons de bibliothèque.
Du blog Anaximandrake découvert par hasard peu après que cet article fût terminé, j’extrais le texte ci-dessous qui me conforte dans la démarche critique du maître : « Kant est exemplairement l'auteur avec lequel je ne parviens pas à avoir de familiarité. Tout en lui m'indispose, et d'abord le juridisme – toujours demander Quid juris ? Ou ''N'avez-vous pas franchi la limite ?'' [...] La machinerie critique qu'il a montée a durablement empoisonné la philosophie, tout en faisant le délice des Académies, lesquelles n'aiment rien tant que rabattre le caquet des ambitieux, ce pour quoi l'injonction ''Vous n'avez pas le droit !'' est d'un constant secours. Kant est l'inventeur désastreux de notre ''finitude''. [...] Rendre impraticable les lumineuses promesses de Platon, voilà à quoi s'emploie l'obsessionnel de Königsberg, notre premier professeur."