Un aveu.
-Des Esseintes ! Toi… Si je m’attendais. Encore en vie ?
-J’ai changé de nom. C’est simple, plus personne ne lit « A rebours »…
-Comment cela ?
-L’inculture d’aujourd’hui, mon cher, doit avoir un rapport avec l’instruction obligatoire…
-Et comment t’appelles-tu, beau merle ?
-Des Merdeuses.
-Oui, évidemment, c’est plus près de la réalité.
-C’est cela. Des Esseintes gardait son naturel derrière sa superficialité et son spleen. Des Merdeuses peut rugir parmi la troupe des excités des bars et des stades, tout en restant l’esthète névrotique à la personnalité un peu floue. Mais, ils ont un point commun : ils sont tous deux les témoins de la décadence et les prophètes aussi.
-Parle pour Des Merdeuses, mais des Esseintes ? C’est bien son époque qui a accouché de la nôtre, en pire ?
-Non. Des Esseintes est le papillon de nuit qui ne put accomplir sa dernière métamorphose. La guerre de 14-18 mit un terme à son époque.
-Toutes les civilisations son périssables, certes, mais la nôtre est bien l’héritière de la société dont Des Esseintes prédit la perte.
-En réalité, il n’y a pas encore eu la grande faille. La guerre de 14-18 n’a été que la fin du premier acte. Mais nous ne perdrons rien. Le spectacle sera grandiose. Il a fallu près de mille ans pour voir la fin de l’Ancien Régime en 1789. Il ne faudra pas trois cents ans pour enterrer notre civilisation. Ce sera le combat entre le profit personnalisé et la misère ambiante accélérée.
-Qu’auras-tu fait, toi Des Merdeuses, pour casser la mécanique de mort, ou au moins, ralentir l’agonie des temps présents ?
-J’ai commis bien des erreurs. J’ai cru manger moins, limiter mes achats de viande, de blé, afin que les pays du Sud aient une vie meilleure.
-Et alors ?
-Comme ils ne pouvaient pas payer les cultivateurs, ceux-ci ont réduit les champs de blé, diminué les cheptels. Bref, ils se sont adaptés à ma consommation.
-Evidemment.
-Ensuite, j’ai milité pour l’atome. Cela me paraissait faire œuvre utile pour la terre. L’électricité produite de la sorte dégagerait moins, ce me semblait, de CO².
-C’était bien raisonner.
-C’est faux. La production de l’atome passe par l’extraction de l’uranium à ciel ouvert en dévastant tout, son transport, son traitement, comme la houille. Après usage, il faut le stocker ou le recycler. En fin de compte, l’électricité d’une centrale dont l’énergie est l’atome d’uranium pollue une fois et demie plus qu’une centrale classique !
-C’est affreux, ce que tu me dis-là !
-Aussi, je ne milite plus pour rien. Je fais comme Des Esseintes. J’attends la fin dans mon coin.
Comme lui, je suis l'archétype du jeune homme européen atteint du "mal du siècle".
-Que fais-tu de ceux qui ne peuvent pas, comme toi, attendre la fin dans leur coin… qui doivent ou tendre la main ou se battre pour manger ?
-J’ai appris à mes dépens qu’ils ne veulent pas comprendre où l’on en est et que le seul moyen de faire bouger les choses, c’est de renverser les idoles, de jeter au feu les anciens dogmes pour bâtir un monde nouveau.
-Peut-être ne le veulent-ils pas parce qu’ils pensent que le remède sera plus douloureux que la maladie.
-Quand on est atteint d’une maladie qui peut être mortelle, on n’a pas le choix. On doit prendre le remède ou périr.
-Ceux qui ne le veulent pas, c’est parce qu’ils usent de leur influence sur les autres afin de conserver la chaise sur laquelle ils sont assis ?
-Nous sommes arrivés à un point de déliquescence telle, que même un cataclysme ne les sortirait pas de leurs convictions. Les esclaves se jetteraient au feu pour les maîtres !
-Comment est-ce possible ?
-Chaque fin de civilisation est faite de la sorte. C’est la logique des sots. On entend partout des raisonnements faux des plus éminentes personnalités ; celles qui sont censées réfléchir plus que nous et qui ne se privent pas, d’ailleurs, de préjuger de ce que nous pensons, si tant est que nous pensions encore et elles avec nous… La Révolution française n’a pas été faite par le peuple. Elle est le produit d’une bourgeoisie qui aspirait aux biens de l’aristocratie. Tu ne vois pas les gens d‘aujourd’hui se plaindre de nos notables au point de les jeter par terre ?
-Pourquoi pas ?
-Parce qu’on les a convaincus que les classes sociales n’existent plus et que des passerelles existent entre les différentes « réussites » sociales. Et puis il faut bien qu’il y ait des intérêts différents d’aimer l’Etat, disent-ils, avec la conviction qu’on leur souffle. Ces imbéciles croient que la liberté, c’est le conformisme et la soumission aux règles. Alors que c’est le contraire.
-Des Esseintes pensaient cela ?
-Non. Il se sortait d’un naturalisme à la Zola, pour rêver à d’autres formes littéraires. Alors, tu penses, l’avenir des peuples.
-Son attitude était une pose, alors ?
-Il s’en fichait, tout simplement, sachant qu’il n’y avait plus rien à faire et que la guerre était imminente. Comme je devrais m’en fiche, puisque c’est pire aujourd’hui, qu’en 14 !