Des baux beaux.
Les vicissitudes de la Belgique, les événements qui s’y vivent, le sentiment qu’être de nationalité belge ne sera bientôt qu’un souvenir, font que cette chronique au jour le jour ne paraît plus être que le verbe des péripéties politiques d’un personnel du même nom, semblant tombé sur la tête.
Quand j’abandonne les journaux écrits et parlés, la tête pleine de ce qu’a déclaré celui-ci pour répondre aux affirmations de celle-là, force est de me rendre à l’évidence : la vie continue ailleurs, sans gouvernement, sans premier ministre et sans donneurs de leçons. Les gens ne sont affectés en rien par le drame qui se joue dans les hautes sphères.
Ne sont soucieux du devenir de l’Etat que ceux qui ont le ressort intellectuel prompt à la critique et à l’interrogation. Et puis, il faut bien dire que la recherche du pain quotidien et le plaisir facile qui délasse et abruti ensuite, éloignent de toute réalité politique.
Pour m’être trouvé dans une assemblée annuelle de propriétaires d’un building du centre ville, c’est comme si j’avais été parachuté loin de la zone des combats sur un marché public de la république du Congo. L’intérêt au profit du prix de la plomberie et l’augmentation des charges remettent les pieds sur terre. Avocat, architecte et contremaître maçon, s’enfoncent dans des discussions moins expressives, mais plus utiles.
Les propriétaires débattent des voisinages désastreux, des commérages d’escalier, de l’audace des rôdeurs, des mitoyennetés litigieuses et des hauteurs des cheminées.
La propriétaire type est une rondouillarde dans la soixantaine qui s’est mise en frais pour la réunion. Afin que le corsage dépassât au moins le centimètre symbolique, la jupe comprime à grand peine un abdomen malencontreux. Le mari a le teint grisâtre des gens qui sortent peu, le dos voûté de celui qui s’est beaucoup penché sur les livres de compte ou les dossiers d’assurance.
C’est la femme qui parle, tandis qu’il opine, l’air malheureux, lorsqu’au passage madame égratigne un co-propriétaire.
Parfois les haines sont trop fortes pour être contenues. Les dédains et les violences verbales expliquent les attentats contre les boîtes à lettres et les portes palières.
Une dame qui n’a que l’âge de respectable, le cheveu gris en bataille, l’air révolté, semblait la pire de toutes.
Madame Médy s’était prise de querelle avec absolument tous les propriétaires et les locataires C’était une exception femelle de méchanceté. Championne des lettres anonymes de dénonciation, elle avait fait l’objet de plusieurs plaintes. Elle-même était une habituée du Commissariat de quartier. Comment savait-on qu’elle était l’auteur des pamphlets dénonciateurs ? Parce qu’elle écrivait de la même grande et tortueuse écriture aussi bien ses vilenies que ses indignations.
Son mari l’avait surpassée en attaque directe des personnes. Une lettre désormais célèbre avait fait le tour du bâtiment. Elle y traduisait le dégoût que lui inspiraient les remugles de la tuyauterie du lieu d’aisance de l’étage en-dessous et particulièrement les râles sonores de la locataire, ce qui aidait la malheureuse à des défécations laborieuses. C’était une sorte de logorrhée instinctive de la même irrationalité que les « allais » de notre Justine nationale.
Le terrible homme avait fini par être interné, si bien que celle que l’on appelait « la Médy » avait repris le flambeau des tracasseries aux occupants de l’immeuble, en hommage à son mari, à jamais irresponsable.
Que les bourgeois bornés ne se réjouissent pas trop à cette lecture ordinaire. Si le logis n’avait été que social et eût abrité des assistés, cela aurait renforcé leurs convictions que Liège est la plaque tournante des chômeurs et des étrangers. Hélas ! dans ce building se côtoyaient deux avocats, un architecte, deux médecins et auparavant « le fou » aviateur à la retraite, avec leurs femmes, leurs mères et parfois leurs sœurs, tous honorablement connus et Belges pour un temps encore.
Certaines propriétaires n’occupaient pas leurs biens, possédant parfois plusieurs appartements, dont elles discutaient âprement les loyers en se plaignant de la vie chère. D’autres professaient dans des universités, occupaient des postes dans des lycées ou avaient hérité de leur famille de quoi financer la nouvelle gare des Guillemins.
La Médy les surpassait toutes en fortune et en médisance. Son cas relevait de la pathologie dite du propriétaire dont Balzac écrivit le portrait type en la personne de Molineux, rentier, dans son admirable « César Birotteau, parfumeur ».
Graffitis, dénonciations, dépôts d’ordures sur des paliers ennemis, madame Médy s’était surpassée depuis que son mari sous tranquillisant lui était devenu inutile. Cette « neighbour from hell » (voisin de l’enfer) avait en permanence l’air indigné d’une personne qui eut à subir beaucoup d’outrages et à qui on ne la fait plus.
Le syndic ce jour là s’était décarcassé pour ne pas mettre la Médy à côté de sa plus grande ennemie, madame Chlitz, souveraine absolue du building. Madame Chlitz régnait sur les deux derniers étages. Passant outre à la collectivité, elle avait annexé la buanderie du toit, par le droit du plus fort, une grande ancienneté et une connivence avec le bâtisseur.
C’était une terreur d’une autre nature que la Médy. Ne payant rien des frais collectifs qu’avec retard, toujours à chicaner, vivant sur le dos de tout le monde pour l’entretien et l’éclairage des communs. Elle avait fait de ses étages une sorte de château fort dont aucun huissier ne put franchir la porte.
Prise de la passion des jardins d’hiver, elle faisait pousser sur la plateforme une forêt en pots au détriment des roofings et au grand plaisir des horticulteurs du centre ville.
On la disait intempérante et incontinente de sorte que tous les coins des vestibules pouvaient en cas d’urgence être aussi des lieux infréquentables pour le reste des habitants, sauf pour elle…
Et je me disais en voyant ces personnages dont certains avaient connu leur heure de gloire dans l’administration, dans la justice ou dans l’armée, que la distinction morale n’est pas affaire de classe, de diplômes ou de notoriété, au contraire.
Ce groupe à lui seul recelait toutes les suffisances de la médiocrité satisfaite. Il faisait la preuve d’une telle vulgarité, que j’en cherche toujours la pareille parmi les petites gens du peuple, sans la trouver.