Une morte saison.
La Belgique, avec 2.000 cas constatés l'année dernière, partage avec le Danemark et le Luxembourg le record parmi les pays où l’on observe le plus de suicides ! Vient ensuite la France qui n’est pas loin du peloton de tête.
Le suicide fait plus de victimes que les accidents de la route.
On dépense des millions d’euros par an pour la prévention des accidents de la route et presque rien pour la cause de mortalité "accidentelle" la plus importante !
Pourquoi ne le fait-on pas ?
Parce qu’il faudrait mettre en cause parmi les raisons principales, la société elle-même dans sa dérive productiviste et ses structures économiques.
On comprend la discrétion des pouvoirs publics. On ne voit pas bien Reynders glorifier la manière de vivre et de produire en Belgique, terre de démocratie et de liberté, pour avouer ensuite que la morosité vire parfois à la neurasthénie et que la façon d’y travailler, d’y être licencié et d’y chercher vainement du travail, entre pour une bonne part dans la décision de l’acte fatal.
Certes, les causes du dégoût de vivre ne se limitent pas aux conditions d’existence, quoiqu’on ne puisse raisonnablement pas conclure que dans les suicides par amour ou par soudaine déraison n’entre pas pour une part l’existence dégradée que connaissent aujourd’hui les Belges pour la plupart.
A 23 suicides pour 100.000 habitants, le double des Pays-Bas, la Belgique est au-dessus de la moyenne mondiale qui est de 14,5. Ce pays serait-il plus difficile à vivre que d’autres ?
Les familles n’en parlent guère. Souvent on maquille le suicide en accident. Cette société de faux jetons va jusqu’au bout dans le travestissement. Elle a besoin sans doute pour son propre équilibre de ne pas trop se poser de questions. Il est de bon ton de suivre le troupeau glorifiant le formidable niveau de vie, le merveilleux d’être Belge, la prodigieuse invention du suffrage universel, l’exceptionnelle qualité de nos hommes politiques, la superbe invention qu’est l’entreprise moderne et le plaisir d’y travailler parmi les plus excellents collaborateurs que la société de consommation vit jamais !
-La mort ? Vous n’y pensez pas ! Il y a des funérariums discrets pour ça…
Sans quoi, l’écran brisé : la crise, l’inflation, le chômage, le dégoût des villes immondices, le sentiment que la misère monte et touche de plus en plus de gens submergeraient l’entendement du Belge moyen qui risquerait de se retourner contre les donneurs de leçons, ces grands prêtres de l’économie de marché, pour leur dire les quatre vérités de l’honnête homme.
En foi de quoi, l’historien de l’économie, Jacques Marseille, professeur en Sorbonne, au lieu de dire amusé que dans un pays comme la France, il y a encore 10 % de gens d’extrême gauche – ceci glosé avec une ironie qui laisse croire que ces extrémistes lui paraissent complètement cinglés – il faudrait qu’il lâche du bout des lèvres un chiffre bien supérieur et qui lui ferait moins de plaisir.
Le désespoir d’être dans une sorte de trou social, après la famille qui peut être aussi l’antichambre de l’enfer, le désespoir, dis-je, est probablement la cause de plus de suicides qu’il y paraît.
Comment comprendre autrement le suicide des jeunes, en forte augmentation ?
La courbe au-delà des années 80 est ascendante. Elle correspond à la fin des 30 glorieuses. Les jeunes pour la plupart dans les années de l’immédiate après guerre ressentaient le besoin de s’impliquer dans la vie citoyenne. Ils militaient dans les partis, aiguisaient leur jeune esprit dans la critique et la lecture des journaux, voulaient que la démocratie devienne enfin ce qu’elle aurait dû être depuis longtemps : la forme de vie souhaitée par le plus grand nombre avec comme objectif le mieux être par une égalité des chances.
Après l’explosion de 68, quelques grèves ratées plus loin, la population s’est tournée vers des plaisirs qui ont dissous sa capacité de réflexion, son enthousiasme, sa volonté de faire ensemble autre chose que courir après les corrections sociales d’une mondialisation de l’économie accélérée.
On ne peut pas faire autrement, dit Jacques Marseille. Il faut s’aligner ou périr.
Eh bien ! il a raison. Les gens périssent d’ennui, de dégoût, de déconvenue, du rejet enfin de ce simulacre de démocratie.
Pourquoi la prévention du suicide reste-t-il un machin peu porteur ?
A cause de toutes les considérations précédentes.
Les périodes les moins atteintes par les suicides sont celles de l’histoire où l’individu s’est senti en danger, telles les guerres et les révolutions. Si elles font par ailleurs des victimes, il n’en meurt guère par volonté personnelle. L’instinct de vie y est plus fort que tout.
La mélasse dans laquelle nous pataugeons est faite d’un dégoûtant empirisme, d’une lâcheté inouïe envers nos suborneurs à la tête de l’Europe et de nos richissimes magnats gavés de nos dépouilles..
Au niveau social, le flop est magistral. Pour beaucoup, le suicide est devenu la seule protestation possible.
Quand on aura touché le fond, il faudra bien d’un coup de talon remonter à la surface.
Peut-être en voyant le ciel toujours bleu qui brille pour tout le monde, que les gens se diront libérés de ceux qui les humilient.
Ils se reconnaîtront dans la définition de Sartre « Un homme parmi les hommes et que vaut n’importe qui. » ; alors, qu’ils fichent ce système en l’air, en se disant qu’il ne vaut rien et qu’ils en construisent d’autres, des tas d’autres, jusqu’à ce qu’ils en trouvent un meilleur.
Je gage que le nombre de suicides sera ce jour-là en nette diminution.