L’escapade (3)
Souvenirs et récits militaires (3me partie)
L’idée en pleine gestation venait enfin d’éclore.
A l’école militaire, on avait appris à l’aspirant La Feuillée que l’inspiration et l’intuition font tout de l’homme de guerre. Le contre exemple de Grouchy attendant les ordres au lieu de marcher au son du canon lui était resté dans le crâne !
-Exercice de nuit !... Le Plan ! L’action, nom de dieu, Cornillon, l’action… l’intuition !
Chaque colonel avait eu son plan. Des Mielleuses n’avait pas encore le sien. Une promotion trop rapide, une certaine nonchalance, les inspections surprises et le café du Commerce où il jouait au billard « classé régional », avaient persuadé le Colonel de reprendre le plan de son prédécesseur, le colonel major Troussard qui avait fait valoir son droit à la retraite.
-Lequel ? mon capitaine, s’enquit Cornillon.
-Lequel… bougre d’âne ! Il me demande lequel ?
La Feuillée sortit sa montre, un énorme oignon qu’il remontait deux fois par jour, cadeau du père de Blanche le jour du mariage. Il n’osait s’en défaire et acheter quelque chose de plus moderne.
Il avait emprunté de l’argent au vieux qui le soupçonnait de trop dépenser.
-Le Plan, Cornillon… La marche au son du canon… sus à l’objectif… Le Plan du colonel major Troussard… un homme celui-là…de l’audace à revendre…
A deux heures du matin, les fugueurs devaient se rouler des pelles quelque part entre son logis et la gare.
-Attaque nocturne. Il est 2 H 4 du matin. Thème : surprise d’un ennemi supposé envoyer des espions en reconnaissance ! Savez pas le plan… maréchal des logis ?…
-Nom de dieu, c’est quoi ce boucan, dit un vieil homme en descendant péniblement l’escalier qui menait à l’étage du corps de garde.
Quand il vit les trois étoiles de La Feuillée, il se raidit retenant ses braies. Son bonnet de nuit et les bretelles flottant de part et d’autre de son énorme corps lui donnaient des allures de pilote de chasse.
-Adjudant-chef Poisseroux, à l’ordre, mon capitaine.
-Foutez là ? dit La Feuillée, surpris.
L’adjudant-chef était à six mois de la quille. Il ne savait où aller n’ayant pas de famille et ne sortait pratiquement jamais de la caserne. Il avait établi ses quartiers au-dessus de la poterne dans la pièce où se rangeaient les drapeaux. Chauffés par le poêle du corps de garde, il avait son paquetage sous son lit, disposait de la rata des hommes de garde et par grand froid épaississait ses couvertures de l’immense drapeau belge que l’on ne déployait jamais, depuis que par grand vent, il avait cassé sa hampe et embarrassé la voiture d’un général en inspection.
Des Mielleuses aurait voulu lui confier quelque besogne administrative, mais Poisseroux avait perdu la main à force de panser les chevaux et boire des pintes. Les comptes de la Buanderie qu’il était censé tenir étaient parsemés de grosses taches d’encre, cela camouflait un peu les erreurs arithmétiques, mais tout de même un caleçon ne pouvait être comptabilisé comme une camisole.
Borné, mais bon soldat, il était le seul des gradés à avoir résisté sur la Lys à un ennemi « supérieur en nombre ». Des Mielleuses, alors commandant, se souvenait de cet irréductible mitrailleur qu’il avait fait maîtriser par deux lanciers à vélo à cause du danger qu’il représentait d’attirer l’attention de l’ennemi par ses tirs nourris.
Ce contentieux restait en travers de la gorge de Des Mielleuses qui à cause de cela avait préféré lui donner la garde des drapeaux, après lui avoir retiré la responsabilité de la buanderie.
L’état-major improvisé de La Feuillée s’étoffait. Cela lui donnait de l’importance.
Il s’adresserait dorénavant au plus haut gradé, ignorerait Cornillon qui n’avait pas la bravoure légendaire mais encombrante de l’adjudant chef.
-Poisseroux que vos hommes sellent les montures, je veillerai à l’appui stratégique depuis l’état-major que j’établis ici. Et pendant ce temps briefing des gradés et distribution des rôles.
-C’est ça, planque-toi, mouche à merde, dit Debatz entre les dents.
Poisseroux remercia le dieu Mars que l’on eût pensé à lui pour un dernier rôle dans une action militaire. Il donna des ordres d’une voix qui ne tremblait pas, quoique à jeun.
Aussitôt un remue ménage emplit le corps de garde, vrai charivari de kermesse, tandis qu’une fine poussière montait des planches disjointes du sol.
Tous ces hommes armés, vêtus de gros draps kakis, soufflant et jurant pour gagner la sortie se poussaient et ce faisant bouchaient la seule issue, arrachaient les chambranles et les insignes dans un claquement de crosses de fusil et de baïonnettes en travers.
-Ah ! elle est belle l’armée rugissait La Feuillée dominant le bruit d’une voix de tonnerre, tandis qu’il poussait les derniers à sortir, à petits coups de botte dans le train.
Le tapage ne finit pas avec la troupe dehors. Les hommes attrapaient les chevaux par la bride en les appelant par leur nom. « Ici Fakir ! Tu vas te calmer, hein, saloperie ! Ta gueule Friquette. »
Les monter n’était pas aisé, avec tout le fourbi que chaque homme emportait.