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L’ESCAPADE (4me partie)

Souvenirs et récits militaires (suite 4)

Déferlant vacarme, les bêtes sorties des écuries, hors de leurs habitudes, se rebiffaient pire que les hommes.
Les chevaux ne voulaient pas, les carnes, que la pluie mouillât leur pelage. Leurs fers faisaient des étincelles. Freinant du sabot, ils hennissaient de rage impuissante contre ces cavaliers qui dérangeaient leur sommeil.
Dans la cagna surchauffée, le pitaine La Feuillée déploya sur la table une carte d’état-major qui comme une nappe débordait des deux côtés. Entre les pliures disjointes, on voyait le graillon mal essuyé du repas du soir des hommes de garde.
Il pointa de son stick la caserne et la gare, puis au jugé où devait se trouver sa maison.
Le stick tournoya entre ses trois points.
-C’est dans ce secteur que se situe l’exercice. Le mot de passe est Roncevaux. Retenez bien, bougres d’ânes : Roncevaux. Debatz sera l’agent de liaison, Poisseroux partira côté Nord et Cornillon, côté Sud. Mouvement en tenaille, vous resserrez l’étreinte, objectif les abords immédiat de la gare, sans y entrer, entendu que le chef de gare a déjà porté plainte pour tapage nocturne à cause des bourrins. Vous saccagerez pas comme l’autre fois les parterres du parc et défense d’y faire brouter les chevaux, à cause qu’on débute la saison des muguets… Deux plantons devant la poterne, je reste au corps de garde. Pour me joindre, l’agent de liaison, c’est Debatz. Il donnera le mot Roncevaux aux deux zigues qui sont prévenus. Interdiction de communiquer sans le mot.
-C’est quoi, mon capitaine qu’on cherche ?
-Un couple. Elle dans les 18, 19, lui dans les 20, 25. Rompez !
Les bourrins tapaient du sabot devant la porte. Ils sentaient l’heure du départ. Ça les enthousiasmait pas du tout, comme les hommes, cette promenade nocturne sous la pluie. Debatz dut hisser Poisseroux sur « Tempête » une bête asthmatique de 18 ans qui sous le poids devint concave. Les hommes peinaient à se tenir en selle, déséquilibrés par le poids des ferrailles réglementaires. La pluie redoubla au moment du départ.
Une lumière se vit quelque part aux étages de l’immense bâtiment à la Vauban qui abritait deux cents cavaliers pour cent montures (les chançards avaient des vélos).
Une voix lointaine parvint à la poterne, comme venant d’un navire au fond d’un wharf, « Vos gueules, on s’entend plus ronfler. Où c’est que vous allez, bande de bleus ? La guerre est finie, mes salauds… »
Les chevaux qui avaient quitté les box en freinant des quatre fers, avaient fini par accepter leur mauvais destin. On voyait les traces de coups sur les flancs maigres des animaux. On pouvait dire que la détestation des bêtes et des cavaliers étaient réciproques.

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La Feuillée assista au départ des hommes sous l’auvent du corps de garde. Il s’assura des deux sentinelles à l’abri des guérites, puis rentra se chauffer .
-Allô, Blanche, ici Léon. Ta salope de fille n’est pas rentrée ? Et l’autre ? Ferme la chambre à double tour, des fois qu’elle aurait le feu au cul comme sa sœur… Je te remercie pas du cadeau de tes deux pétasses… de l’éducation que tu leur as donnée… une famille de putes ? Vous allez me faire crever… Si j’ai des emmerdes à la caserne à cause de vous trois, vous allez le sentir passer !...
-Oh ! mon Léon, je t’en supplie…
La Feuillée raccrocha avant que sa femme eut fini de gémir, avec une telle violence que le téléphone se décrocha du mur.
Il s’endormit, les coudes sur la table, la visière de son képi sur les yeux. Il rêva qu’il surprenait Jandron, le suborneur de Pauline, sous ses ordres en sa qualité de deuxième classe du troisième lancier, à se masturber dans les latrines. Le pitaine criait à la garde. Les hommes de piquet s’en saisissaient pour le pousser au gnouf. Le malheureux s’agrippait à sa botte, d’une main tandis que de l’autre il tripotait ses boutons de braguette pour faire disparaître son poireau qui déversait son jus. Il pleurait en demandant pardon. Tandis que La Feuillée, faisait « nan, nan » de la même voix que Daudet imaginait celle de Tartarin, aux soirées de chant de la mère Bézuquet.

(suite et fin demain)

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