La machine célibataire.
Le monde économique et le monde politique ressemblent dans la tourmente de cette crise à des machines célibataires.
Qu’appelle-t-on une machine célibataire ?
C’est un Système asocial séparé de la vie et qui marche tout seul, avec sa propre logique sans ce soucier de la finalité générale. Exemple : la pensée organisée en chapelles, l'art, la mode, l'économie, les marques, les multinationales, la fonction publique, les boîtes de com', etc.
Prenons l’économie, érigée en système célibataire.
La logique voudrait que du plus con au plus brillant des économistes se posât la question de savoir ce que vaut le système économique actuel par rapport à la prospérité du plus grand nombre. Eh bien ! détrompez-vous, cela n’intéresse pas l’économie. Autrement, les statistiques parleraient un autre langage qu’elles ne le font, aligneraient des chiffres qui au moins jetteraient un trouble parmi les économistes.
Pourquoi, par exemple, ne fait-on pas la comparaison avec l’argent en circulation aujourd’hui et celui indispensable comme monnaie d’échange entre ceux qui produisent ? On verrait vite que la masse incroyable de capitaux sur le marché est incommensurablement supérieure à celle nécessaire. On ferait la preuve que d’une économie basée sur le travail, et dont chaque pièce de monnaie représentait un effort produit, donc une valeur, on est passé à des spéculations non plus sur le travail, mais sur le papier monnaie s’empilant par rames derrière les machines à l’imprimerie.
C’est pourtant bien de cette valeur fictive que l’on rémunère le travailleur en même temps que s’achète et se vend en Bourse d’autres valeurs fictives. En gros, cela signifie que le travailleur qui reçoit un euro pour son travail de ce papier monnaie-là est trompé, tandis que le spéculateur qui reçoit le même euro du même papier monnaie est avantagé.
Enfin, reste la finalité générale.
Comment ose-t-on nous garantir qu’il suffit que la croissance reparte pour que tout refonctionne comme avant, sans nous expliquer d’où viennent les matières premières de la relance, si elles sont éternelles ou sinon, sans être renouvelées, comment garantir une croissance infinie ?
Vu sous cet angle, pourtant facile à comprendre, on voit comme toute la machine économique est un système célibataire.
On sent bien que l’usure extérieure du monde ne le concerne pas, qu’il tournera jusqu’au dernier arbre, jusqu’à la dernière goutte d’huile minérale, jusqu’au dernier poisson et jusqu’à la dernière gorgée d’oxygène, tout entier consacré à sa croissance indéfinie.
Oui, mais c’est ce système-là qu’on nous apprend à l’école, que les Universités continuent à servir, que nos hommes politiques poursuivent comme s’ils y lisaient leur bible.
C’est ainsi que nous savons que ces systèmes célibataires ne s’embarrassent pas des hommes, comme ils ne s’embarrassent pas d’autre logique que la leur. Cependant, ils sont si bien installés parmi d’autres systèmes célibataires, que, tout en ne s’occupant pas des autres, s’exerce à côté d’eux une formidable entraide de nécessité.
Il est impensable que le système célibataire politique puisse penser autrement qu’à travers les raisons du système célibataire économique. Ceux qui ne le font pas ont été écartés du pouvoir et risquent fort longtemps encore de ne pas y avoir accès.
C’est cette solidarité informelle dont il était question plus haut, qui joue encore.
Ces systèmes fonctionnent comme de belles machines qui n’ont qu’un seul programme et qu’on ne peut modifier.
Elles sont propres, débarrassées de toute imperfection et tournent sous un label hautement éprouvé, au point qu’on ne peut même plus parler de capitalisme ou d’art conventionnel ou de démocratie bidouillée sans soulever un souverain mépris des systèmes célibataires conçus pour en entendre d’autres, bien plus sévères encore, mais qu’aucun des rouages de cet outillage performant ne comprend. Ils sont tous étroitement dépendants dans leur organisation intrinsèquement libre, comme nos universitaires qui débattent des questions d’actualité, finalement d’accord sur tout et venus expressément nous faire savoir que nous aurions tort de penser autrement.
Les Machines Célibataires, définies par Deleuze et Guattari, exhibées sans retenue selon la version de Jarry dans le surmâle, font le spectacle à elles seules et nous font croire que c’est sous notre autorité démocratiques qu’elles exécutent les ordres que nous ne leur donnons pas. Il faut les avoir « entretenues » pour avoir droit d’exister, comme le héros de Morel, Bioy-Casares, dans « L'invention ».
Ainsi, tout s’explique, comme le singe de Balzac, plus il monte au cocotier, plus il nous donne à voir ses parties honteuses. C’est ce que nous voyons en ce moment des systèmes célibataires. Nous nous doutions bien que ces belles machines avaient des muscles fessiers, des sphincters sanguinolent, des vulves et des phallus à l’état orgasmique, nous les voyions bien, mais l’éducation que nous avons reçue nous dispose à ne savoir que faire de cette vision, sinon, comme des objets neutres et sans signification.