Un méchant.
Lorsque Pierre Débouline quitta la rédaction de « L’Universale », il y avait tout fait ; mais le public n’avait commencé à le connaître que lorsqu’il devint chroniqueur judiciaire. Il avait atteint la cinquantaine.
En sentant sa réputation croître, il se mit à réfléchir sur quoi elle était fondée. Il mettait toujours deux « r » à carotte et ne savait pas un mot d’anglais.
Débouline en fréquentant les palais de justice, les magistrats et les avocats était devenu méchant.
Pas de cette méchanceté un peu bête qui fusille tout le monde et dispersée ne laisse que des blessures superficielles ; mais de cette méchanceté qui s’acharne sur quelques uns qui ne sont pas en état de répliquer et qu’elle ne lâche que lorsqu’ils sont en pièces.
Son succès sortit des salles de rédaction. Sa fermeté s’acquit un public. Et le lecteur par son assiduité à lire le chroniqueur commença de produire un effet bénéfique sur les tirages.
Son patron, non sans ironie, lui fit remarquer qu’il était mûr pour la critique littéraire ; car on y condamnait toujours à mort, ce que Débouline regrettait dans ses papiers pour la Justice.
Par conscience professionnelle, Débouline refusa dans un premier temps.
Par le passé, il avait soumis un roman à quelques éditeurs qui l’avaient poliment refusé, sur le temps qu’était publié « L’hygiène de l’assassin » qui ne valait guère mieux.
Il en avait conçu du dépit et s’était bien juré de ne faire la leçon aux autres que s’il pouvait être édité. Il s’en ouvrit à Alain Mix qui briguait la rubrique des livres. Celui-ci vit en cette circonstance une habile façon d’éliminer un concurrent et l’encouragea à réessayer une tentative auprès des éditeurs, persuadé que Débouline courrait à un nouvel échec.
Quelques semaines plus tard, le livre au goût du jour, toiletté, se voyait renforcé de quelques détails graveleux des mœurs de l’héroïne, et d’un nouveau personnage homosexuel qui, du coup, apparut comme tellement plus à la mode, qu’il fut à deux doigts de réécrire le tout.
Il revint à la charge, sa notoriété de par le saignant de ses chroniques judiciaires l’avait établi dans le cercle fermé des gloires journalistiques et littéraires.
Les Editions Babillard & Taupin, ne se souvenant plus d’avoir refusé le roman, ne tarirent pas d’éloges lorsqu’ils surent que l’auteur de la nouvelle « Les Consumantes » n’était autre que Débouline, l’imprécateur adoré de « L’Universale ».
Sur la promesse qu’il serait tiré tout de suite à cinq mile exemplaires, Débouline, rassuré, accepta la critique littéraire de son journal.
Quelques années plus tard, il était au faîte de la gloire. Il était une sorte de juge de la mode des mots, à la fois redouté et courtisé. Cependant, son style n’avait pas évolué. Ses phrases étaient toujours aussi longues et l’atticisme qu’il reprochait aux autres aurait plombé ses critiques, si elles n’avaient été émaillées des traits d’une grande méchanceté. Son succès, il le devait de la même plume qui avait applaudi à quelques verdicts célèbres. Il exécutait les auteurs comme il rendait compte de l’exécution des arrêts de Justice.
Son livre fut un succès en librairie dans l’immédiateté de son vedettariat (Vingt-cinq années plus tard, on mettrait au pilon la moitié de sa réédition).
Comme il était édité, il poursuivit son travail de critique, sans répondre à son éditeur qui le pressait de commettre un second volume, dont on augurait qu’il serait un best-seller.
Il quittait le journal et l’édition sans regret. Parlant vaguement d’une œuvre à venir, il avait à l’époque 62 ans.
En réalité, il s’agissait de bien autre chose.
Débouline réalisait que l’aspiration au silence de son appartement procédait plutôt d’une remise en question de lui-même, qu’à une soif de travail en solitaire. Son imagination était à sec. En avait-il jamais eue ?
Sa méchanceté jusque là avait pu passer comme la juste censure de l’honnête homme à la dissipation et au crime. S’il pouvait convenir qu’un assassin n’a que ce qu’il mérite, un pauvre type qui remplit page sur page de son écriture dans l’intention d’en tirer de l’argent avait quand même plus de mérite qu’un gangster ou un violeur.
Sur la fin, dans ses critiques littéraires, lorsqu’il ne se surveillait pas, il était moins méchant. Parfois, il ne l’était pas du tout. Au journal, alors, on n’était pas heureux des conversations des salons littéraires qu’on lui rapportait. Débouline qui d’habitude brillait, semblait s’être brûlé aux feux des bûchers qu’il allumait.
Sans méchanceté, il était aussi anodin que son presque homonyme Assouline.
Il fallut à Débouline au moins trois mois après sa retraite pour s’oser regarder dans une glace.
Comme il n’avait plus besoin d’être méchant pour assurer sa pitance, envahi par une étrange bienveillance, il refit les procès auxquels il avait assisté dans sa tête et arriva à la conclusion que tous les hommes sont des monstres, sinon personne ne l’est.
Or, si tous les hommes sont des monstres, la normalité serait de l’être.
Comme ce n’était manifestement pas le cas, il en conclut que l’humanité ne l’était pas.
Il s’était trompé sur toute la ligne.
Une seule idée le hanta cependant. Il ne pouvait comprendre la raison du succès qui fut le sien dans la presse à partir du moment où il devint méchant.
Il avait tant de fois orchestré des jeux de massacre en librairie, qu’il avait longtemps pensé que la notoriété était à ce prix.
Quand il découvrit que ce qu’il avait pris pour une méchanceté naturelle des lecteurs n’était que le produit d’un ennui profond, il fut saisi de l’horreur d’avoir été le méchant par besoin qu’a le public d’en avoir un.
Il voulut refaire une carrière. Il se présenta à l’Universale. On le réembaucha car on ne l’avait pas oublié. Il refit des chroniques judiciaires en parlant avec humanité des condamnés. Ses chroniques littéraires furent des litanies d’excuses en faveur de ceux qui n’ont pas le talent adapté au goût du jour, et même ceux qui sont sans talent. Il les défendit comme s’ils étaient ses enfants.
Un mois plus tard, on le congédia sans indemnité, avec menace d’un procès pour faute grave.
Il ne s’en est pas encore remis.