Permanence et changements
On est chamboulé par tout ce qui se passe depuis que l’histoire s’accélère, la crise, le réchauffement, l’épuisement des ressources et de ce que Bourdieu appelle « le paradoxe de la doxa », c’est-à-dire cette passivité générale, cette manière disciplinée d’aller tous ensemble à la catastrophe, à un moment où, sans céder à la panique, on pourrait espérer une démarche collective plus intelligente, puisque aussi bien il est convenu que nous réussirons tous ou personne ne réussira.
Pourquoi Rond-point Schumann les automobilistes tournent-ils en rond, en valeur synchro, sans qu’aucun se rebiffe ? En vertu de quel ordre, des gens ordinaires deviennent-ils selon les règlements et les lois ce qu’ils sont, sans qu’aucun d’entre eux sorte du troupeau, s’explique sur sa différence, afin de réfléchir à autre chose qu’à des solutions d’avocat ?
L’idée déjà que l’on se fait de la démocratie !... ce palace à dix prix différents selon la place qu’on occupe, pourquoi est-il toujours plein, alors qu’on n’y donne que des spectacles truqués, avec des artistes ringards et menteurs ? Et même l’obligation qu’on a d’acheter son ticket devrait faire qu’on ne l’achète pas, d’entrer dans la salle, de faire un choix et d’applaudir, tout cela dans un sorte de ballet qui se veut entraînant et qui n’est rien d’autre de ce que Mesmer expérimentait il y a deux siècles de l’hypnose animale..
Cette relation sociale d’abord non voulue, puis acceptée et par la suite défendue par celui qui ne la voulait pas, offre à l’observateur les moyens de saisir la logique de la domination symbolique reconnue par l’hésitant du début, comme par le professionnel dominant, formant un tout, un style de vie, qu’on affuble du nom que l’on veut : civilisation, société, vie sociale, vie contributive, qui fait de chacun de nous un parfait automate consentant.
Les pieds pris dans le béton, ne commencent-ils pas à sentir la matière se durcir, se coaguler et former une masse compacte, pour plonger au fond du trou comme l’ancre d’un navire bien calé entre les roches des profondeurs, et cela dès l’école ? L’apprentissage du début n’est-il pas fondamental ? L’école buissonnière comme le pire des maux, comme on nous le dit, n’est-ce pas le mieux pour réfléchir ?
L’autorité des maîtres n’y est-elle pas battue en brèche par rapport à l’Autorité qui est d’une autre nature et n’a pas besoin, justement, que les maîtres de leur propre autorité et à leur manière, façonnent d’abord des enfants pour en faire avant tout des hommes et non des compléments frustes des matériels que l’industrie moderne invente sans tenir compte de qui les manipulera ?
L’enfant a besoin de l’adulte et de son autorité afin d’entrer dans le monde qui ne lui est plus, dès lors, tout à fait inconnu. Mais, il n’a pas besoin de l’adulte qui le veut à son image, sans dépassement d’aucune sorte.
Les enfants ne peuvent pas être traités comme des adultes, parce qu’ils ne sont pas en mesure d’exercer leur liberté par manque de savoir. En voulant le contraire, on condamne l’enfant à passer sans transition de l’enfant roi, à l’adulte esclave. On lui apprend à tourner, beaucoup plus tard, Rond-point Schumann et prendre sa place dans le trafic, sans qu’il se pose jamais les questions « pourquoi ? » et « comment se fait-il ? », parce qu’après ces deux questions vient inévitablement « Comment en suis-je arrivé là ? ».
Certes, les enfants naissent libres et égaux, en principe, mais ils doivent être conduits vers l’autonomie critique à seule fin de savoir s’ils le sont vraiment, afin de distinguer dans l’alternative qu’ils ne le soient pas, ce qui détermine la fiction de cette liberté et de cette égalité.
En voilà assez de ces lois qui conduisent à plus de lois, à plus de prisons, à plus de surveillance et à plus de suspects. Il conviendrait d’en avoir moins, mais qui seraient excellentes.
Il conviendrait que cette civilisation mue, si elle ne veut pas disparaître !