La radicale mutation.
Gustave Le Bon avait observé en 1895 (1) que « dans certaines circonstances… un agglomérat d’hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui le compose. »
Le Bon voulait démontrer à ses contemporains à l’aube du XX s., qu’une « âme collective » semble conduire la foule dans un tumulte, et la pousse à des extrémités, qu’un individu isolé n’oserait commettre. L’esprit de la fourmilière règne alors sur l’ensemble, comme s’il n’était qu’un seul instinct. Des individus d’habitude circonspects et conscients se militarisent brusquement sans qu’il y ait un chef visible qui les subjugue. Alors, soulevée d’un souffle unique, canalisant les énergies, la foule verse dans les pires excès, tandis qu’un autre souffle, aussi mystérieux, peut la disperser aussi vite.
Comme s’il était dans la foule, l’individu reconduit à la forme végétative devant son téléviseur peut s’intégrer au spectacle et devenir inconsciemment un des membres anonymes de « l’âme collective », l’écran se substitue aux autres, pour s’inscrire en images subliminales dans le cerveau du téléspectateur.
Hannah Arendt dissèque les causes de cette sujétion dans sa trilogie des « Origines du totalitarisme ».
La philosophe s’efforce d’expliquer comment la masse et la solitude se fondent et s’adaptent dans les régimes totalitaires.
Le fascisme s’est installé en Europe dans la première moitié du siècle dernier, sans le secours de la télévision, en n’usant que de moyens assez rudimentaires de propagande, afin d’être « l’Attila invisible », jusqu’à oser en montrer un, quand les masses sont passées au stade de l’admiration d’instinct d’un maître.
Aujourd’hui, avec ce formidable vecteur qu’est l’image reçue individuellement, les risques accrus d’un Attila invisible sont énormes.
Les masses atomisées puis reconstituées par l’image peuvent d’autant être aspirées par un système idéologique basé sur la terreur et le meurtre qu’elles sont désormais constituées par des individus de plus en plus seuls devant le seul moyen qu’ils ont – non plus de communiquer – mais d’être reliés aux autres : la télévision.
L’individu, désormais intégré au monde totalitaire, adhère d’autant plus aisément à une autorité nouvelle, qu’il se sent libéré des solidarités anciennes.
C’est toute la théorie d’Hannah Arendt qui se vérifie puisque selon elle « la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres ».
Cela semble contredire en apparence, ces grandes réunions de masse comme à Nuremberg en 1936, sinon qu’une fois « travaillé » dans le chacun pour soi, le grand rassemblement ne s’effectue plus qu’à titre militaire. L’individu devient soldat de la cause suggérée à laquelle il adhère sans plus réfléchir. A cette cause, il faut des opposants réels ou imaginaires, dont les intentions supposées sont de la détruire. Ces réunions de masse n’appellent jamais qu’au meurtre de l’autre, la masse devenant un seul individu, appelé à s’opposer à un autre individu représentant une autre masse.
D’instinct l’embrigadé tait ses divergences, abandonne des arguments que sa conscience d’homme qui fut libre lui suggère encore timidement, avant d’être muette ; car, il sait confusément que l’objection porte atteinte à l’esprit de groupe et est considérée par la fourmilière comme un crime aussi grand que celui de l’adversaire.
La suite est bien connue. Ayant pervertit les partis, les associations, les familles, l’Etat totalitaire dispose à sa guise des populations.
Je pense à titre tout à fait personnel que nous sommes au début d’un nouveau totalitarisme. Il est encore trop tôt pour se perdre en conjectures sur les suites du processus. Par contre, on peut déjà en situer l’historicité immédiate, suivant la définition d’Alain Badiou.
1. Le néolibéralisme doit être perçu comme une radicale mutation du capitalisme social d’après-guerre.
2. Il s’agit d’une certaine façon d’un coup de force intellectuel. Le néocapitalisme est au capitalisme, dans l’ordre économique et social, ce que le stalinisme fut au socialisme.
3. La dérive libérale s’apparente, en effet, à un recul de civilisation. Les oligarchies héréditaires rappellent celles d’anciens régimes.
Les hommes ont, de tous temps, été confrontés à des tyrannies, au départ réduites au seul tyran appuyé par quelques mercenaires attirés par les butins promis. Peu à peu, le monde devenant complexe, les tyrannies se sont disjointes des tyrans, certaines ont donné naissance aux dynasties. Aujourd’hui, les tyrannies ne peuvent être que le produit d’oligarchies aux intérêts communs.
Juvénal remet nos pendules à l’heure « La pire catastrophe, c’est, de peur de perdre une existence misérable, de perdre ce qui fait la raison même de vivre ».
Pour moi, la raison même de vivre, c’est la pleine conscience de ce qu’est la liberté, qu’elle soit en péril ou confisquée, peu importe, dans le temps qui nous est imparti. L’essentiel, c’est de savoir lutter jusqu’au sacrifice pour la maintenir, l’agrandir ou la restaurer.
Sartre a écrit dans « l’être et le néant » quelques pages d’une extrême actualité. Nos grandes gueules de la politique et des médias feraient bien de s’en inspirer, pour tout autant qu’ils en aient eu connaissance. Car, ils auront beau se fondre à chaque fois dans le nouveau paysage, beaucoup disparaîtront, balayés par les circonstances et leur insignifiante veulerie.
-----
1. Psychologie des foules.