Didot ou Fournier ?
Le journal « La Meuse » traine sur un siège, dans une salle d’attente. L’ouvrant au hasard, il figure soudain pour son lecteur, les hautes heures du boulevard de la Sauvenière : Gabriel en thaumaturge, les cent mille ( ?) exemplaires vendus par jour et la lutte sans merci contre le socialisme du journal La Wallonie et les syndicalistes de la place Saint-Paul. Bertrand perdu dans les bureaux du sommet, directeur général et estafette entre Gabriel, le rédacteur, et sa patronne, la famille Rossel.
Les étages du bâtiment de la Sauvenière bruissaient d’activités technique et intellectuelle. Les rouleaux de papier que dévorait la rotative entraient par l’impasse derrière le journal. Dans les grandes heures, six cents personnes travaillaient à cette entreprise de presse.
Faire d’ultimes corrections sur le marbre avait un sens. Une batterie de dix linotypes crachaient un texte en un espace de temps très court, pour un papier important de dernière minute.
Nul n’ignorait le manque de sérieux, voire de rigueur des articles. Les sujets traités semblaient « surnaturels » pour des lecteurs rompus aux lectures des grands journaux français. Pour les autres, c’était parole d’évangile, puisque « c’était écrit dans la gazette ».
Collaborateurs naïfs et précieux, les petites gens de la place du Marché ne tiraient leur savoir que de lui. C’est dire s’il était précieux pour les patrons et quelle déconvenue se fut qu’on lui brisât des vitres à la grande grève !
Mais, c’était quand même un exploit pour une aussi petite ville que Liège d’avoir à une certaine époque jusqu’à quatre rotatives en activité, éditant quatre journaux d’opinions différentes.
Un demi-siècle plus tard, le socialisme est devenu le libéralisme résigné que l’on sait.
Ce temps est bien révolu. Internet n’a pas besoin de papier pour informer et chacun peut organiser sa propre imprimerie depuis sa table de travail.
Les journalistes improvisés que sont les blogueurs ne racontent pas plus de conneries et de nouvelles bidonnées que les professionnels défenestrés de l’entreprise.
Mais ce qui me fait penser à tout cela, en dépliant le pâle rescapé de plus de cent cinquante ans d’autonomie rédactionnelle liégeoise, c’était cette façon un peu pute de relancer la clientèle par des articles exhumés des poubelles des Agences de presse adroitement amalgamés aux informations, comme celles d’aujourd’hui relatives à la Libye et au Japon.
Non loin du drame sublimé, La Meuse revient vite à ce qui fit son succès. Ainsi, dans un grand souci d’informer ses lecteurs, le journal lance un cri d’alarme concernant la taille du zizi d’un Belge moyen : 15,85 cm ! Les champions sont les Congolais avec 17,93. Nous nous traînons au milieu du peloton. A la queue de celui-ci, si je puis dire, la Corée du Sud s’affiche avec 9,66 cm.
Mais, comme toujours, par manque de place ou d’une information complémentaire recoupant celles qui valurent la parution, on ignore si c’est en érection ou au repos que la mesure a été prise, et enfin quels ont été les personnels chargés de la délicate mensuration ! On leur pardonne l’imprécision, si ça se trouve, il y avait un grouillot et la préposée aux abonnements pour toute la rédaction dans des bureaux locaux à la dimension d’un placard à balais, quand il fallut prendre la décision de donner en pâture ce monument inoubliable d’information.
Deux titres en-dessous, le journal nous annonce que Lukaku va mieux. Sans nous donner sa mensuration, ce qui eût – peut-être - rassuré le public anxieux, La Meuse nous assure qu’il sera présent au match phare. Ne me demandez pas lequel, je n’en sais rien et à vrai dire, je m’en fous.
Il fallait bien que se rappelât aux nostalgiques de la Belgique joyeuse, l’esprit « Meuse » qui soutint aux années sombres du renardisme, le moral des classes moyennes liégeoises.
A vrai dire, à la haute époque, ce n’était pas déjà un journal bien fréquentable. Mais, il était imbattable pour les faits et les méfaits consciencieusement rapportés des commissariats et des points chauds de la ville. On n’ignorait rien de ce que qui n’était pas important de savoir et on ignorait tout des événements rapportés d’ailleurs et même de Belgique quand ceux-ci dérangeaient d’une manière ou d’une autre Gabriel et ses patrons, le groupe Rossel, propriétaire depuis 1966.
Le début des synergies rédactionnelles entre les quotidiens francophones date des années 90. C’est aussi la chute inexorable du nombre de lecteurs amorcée vingt ans plus tôt, et la diminution drastique des personnels de rédaction. On peut situer la fin de La Meuse en tant que journal autonome et disposant d’une équipe rédactionnelle uniquement attachée au journal, vers l’an 2000.
Ce journal s’inscrivait dans la contemplation sans équivoque du système économique américain, le meilleur du monde selon ses commanditaires, et avait pour seule mission de contrer les rouges au nom du petit commerce menacé par les barbares.
La fin de l’URSS lui fut fatale.
Les articles sur le zizi de l’époque ne parvinrent pas à ralentir la désaffection.
Il n’y avait plus d’ennemi sur lequel faire retomber tous les petits inconvénients des gestions privées d’un monde désormais débarrassé de son ennemi juré.
Même les conducteurs de bus, pourtant lecteurs fidèles lors des pauses du terminus, se mirent à faire défaut.
Oscillant entre les nouvelles locales et les nouvelles bidonnées ou de deuxième main et purs produits des Agences, le journal ne pouvait plus à lui seul dégager un bénéfice.
En même temps, la FGTB s’alignait sur le PS tout à fait rentré dans le giron du petit commerce et de la libre entreprise.
Circulez, il n’y avait plus rien à lire !