Disparition de la démocratie ?
Le journal français « Le point » soulève une question qui me hante depuis longtemps, alors qu’on pouvait y lire l’interview de l’historien Patrice Gueniffey pour son livre les «Histoires de la Révolution et de l’Empire» (Perrin).
Et si le dépérissement de la politique était le signe avant-coureur de la disparition de la démocratie ?
Déjà dans son livre « Les étapes de la pensée sociologique » Ed. Gallimard 1967, Raymond Aron en retraçant les étapes de la sociologie depuis Aristote, en passant par Montesquieu et Auguste Comte laissait échapper quelque chose à sa sagacité, intéressé comme il l’était à démontrer la supériorité de l’organisation sociale capitaliste sur l’organisation sociale communiste ; à savoir que les sciences s’affranchiraient de la tutelle des peuples en entrant dans la stratégie de financement des sociétés privées, ramenant les Etats à un rôle secondaire, réduisant la démocratie politique au rôle subalterne du soutien d’une économie qu’elle ne contrôlerait plus.
Gueniffey estime que la Révolution est morte. Et, avec elle, la politique. Selon lui nous avons basculé sans nous en apercevoir dans une autre hiérarchie de pouvoir, incluant encore les gens que nous élisons, mais qui n’ont plus les pouvoirs que nous croyions être les leurs. « …nous avons cessé d’être un peuple politique », dit-il en parlant de la France. Et c’est comme s’il parlait de nous aussi, les Belges !
Écrit en 1825, « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », Auguste Comte est à cet égard un visionnaire : « Considérées dans l’avenir, elles (les sciences) seront, une fois systématisées, la base spirituelle permanente de l’ordre social, autant que durera sur le globe l’activité de notre espèce ». Qui n’est pas conscient que les progrès des sciences soient aujourd’hui dus à l’essor de la part du privé dans leur financement ? C’est-à-dire leur entrée aux services des grandes compagnies, des lobbys les plus puissants, des grosses fortunes capables d’entretenir à leur usage exclusif, la recherche des universités ! Aux fins commerciales, les progrès de la science ont dégagé des profits énormes, des industries sont nées aidées dans le contexte d’hétérogénéité croissante des peuples, tandis qu’il n’appartient plus à la politique d’en faire le tri, d’en pondérer les excès et d’en répartir les bienfaits hors du critère de l’argent.
L’art de faire de la politique s’est transformé en technique de gestion. Tout le processus de désengagement des Etats en Europe et ailleurs, des entreprises d’Etat, tient à cela. On substitue à la logique et à la volonté du peuple, la logique du profit et la volonté de quelques-uns, non élus et hors responsabilités collectives.
Le peuple n’est pas dupe. Il sait combien sa volonté de justice devient inopérante, face au consumérisme et à la valeur de l’argent, critère unique, loin devant les valeurs morales. Comme il est impossible de rentabiliser les valeurs morales, c’est invariablement l’autre qui triomphe dans la logique économique.
Comment se sentir à l’aise dans un monde ainsi transformé ?
Et comment ne pas voir que ce qui reste de nos illusions, en regard de la politique, est en train de s’effondrer ?
Le dérisoire de ces hommes que nous avons mis en avant pour nous représenter n’échappe plus à personne. Ils sont encore aux postes dans lesquels nous les avons mis, plus pour eux-mêmes que pour toute autre considération.
Ils font office d’actionnaires minoritaires dans une société anonyme aux ramifications monstrueuses. Leurs avis comptent peu et leurs décisions ne feront pas bouger d’un pouce le prix de la cacahuète qui se négocie ailleurs que dans leurs cabinets. Si bien que parfois un négociant de Shanghai a plus d’influence et d’importance qu’un premier ministre de l’U.E.
Raymond Aron avait raison, le système communiste s’est effondré parce que le système capitaliste était meilleur. Mais, il n’a pas vu qu’une fois installé seul et aux commandes du monde, il serait difficile de l’arrêter dans sa folie accapareuse et dans son absolu mépris des pauvres, au point qu’il sera trop tard, quand le capitalisme s’apercevra qu’en décimant l’espèce humaine par la pauvreté extrême des uns, il aura tué aussi le consommateur, c’est-à-dire le seul instrument de sa croissance.
Le désenchantement social n’est pas inhérent à la nature humaine, c’est un fait politique dont les responsables sont les élites aveuglées par un consensuel accord entre leurs conditions de vie et le système économique.
Il manque dans le marasme actuel quelques tempéraments bien trempés se rebellant devant la déchéance d’une démocratie, qui méritait mieux que les intellectuels prétentieux qui la dirigent.