Discours aux Tunisiens.
Disons-le tout net, la France qui avait conservé des liens étroits avec ses anciennes colonies du Maghreb et qui semblait bien les connaître, s’était lourdement trompée dans le chef de ceux qui avaient en charge son gouvernement fin décembre 2010.
La Tunisie explosait et Michèle Alliot-Marie s’envolait pour Tunis, François Fillon était invité chez l’ambassadeur français et Frédéric Mitterrand folâtrait dans les nuits chaudes de Marrakech, au Maroc.
Quand la violence prolétarienne répond à la violence policière, elle change l'aspect de tous les conflits. On s’étonne dans un premier temps que les forces de l’ordre ne réussissent pas à la maintenir. Si le conflit se durcit et prend une méchante tournure du côté du pouvoir, on s’aperçoit que celui-ci est sanguinaire, puis que le dictateur est là depuis trop longtemps. Que la police secrète relâche sa vigilance un instant, on n’en a plus peur et les gens sortent dans la rue en annonçant leurs griefs trop longtemps contenus, d’abord aux voisins, puis sur la place publique.
C’est à peu près le même scénario partout. Un Camille Desmoulins avocat sans cause de province, ayant la parole hésitante et la voix fluette, monte sur une chaise à Paris et aussitôt trouve des accents de sincérité qui émeuvent, parle haut et oublie de bégayer. Ce qui s’est passé en 1789, s’est reproduit à Tunis en décembre 2010.
Des milliers d’anonymes ont fraternisé dans la rue. Ils n’avaient plus peur de la police de Ben Ali. Celui-ci n’avait plus qu’à se sauver.
Le peuple est un géant placide. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Il joue à des jeux innocents, quand il rentre tard du travail, va se coucher tôt pour ne pas décevoir son patron le lendemain. Puis, un jour, quelqu’un du pouvoir exagère. Certes, il lui semblait qu’une fois de plus, son abus passerait inaperçu, que le peuple s’y était résigné depuis des années qu’il le souffrait sans rien dire.
Eh ! bien non, cette fois-là est de trop ! C’est l’exaction qu’il ne fallait pas faire. Que la police n’eût pas confisqué son petit commerce de légume clandestin, au jeune vendeur Tunisien, Mohamed Bouazizi, 26 ans, celui-ci ne se serait pas immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid et peut-être que Ben Ali et sa famille seraient toujours au sommet de l’Etat à se remplir les poches.
Quand la foule est saisie par l’indignation, plus rien ne l’arrête. Qui aurait dit que cette population tunisienne si accablée par le tyran, osant à peine parler dans la rue, allait du coup braver tout, avec une rare audace, sans arme et sans chef !
Dans ces moments si redoutés du pouvoir au point qu’il parle pour expliquer la révolte, de manipulations venues de l’extérieur ou de meneurs issus de bandes de jeunes voyous, la foule nie la force organisée par la bourgeoisie, qu’elle a devant elle, ces gens si hautains, membres de la famille, affidés, prévaricateurs, patrons corrompus et enrichis, délateurs poussés aux endroits stratégiques par l’intrigue et elle ne fait plus de distinction, la foule, entre les petits serviteurs du tyran et le tyran lui-même.
Passant de l’extrême passivité à l’extrême activité, la foule entend faire tout à l’instant. Et en cela elle n’a pas tort, car les bourgeois saisis eux-mêmes par la peur qu’ils suscitaient au peuple, sont prêts à tout pour conserver leur vie. Elle prétend supprimer l'État qui forme le noyau central d’un ramassis de gredins. Dans de telles conditions il n'y a plus aucun moyen de raisonner sur les droits primordiaux des hommes. Et pourquoi donnerait-on des droits à ceux qui n’en ont jamais accordé aux autres ?
Et c’est là qu’elle commence à avoir tort, la foule et que la bourgeoisie le sait et n’attend que ça, pour retrouver ses esprits et remettre en selle quelques-uns des siens qui ne se sont pas trop compromis avec le tyran en fuite.
La violence prolétarienne est passée. Les magouilleurs refont surface, sortent des trous où ils s’étaient tapis attendant des jours meilleurs.
C’est la noblesse française revenant de Mayence, passant dès 1795 de la royauté, à la République de Tallien en attendant l’empire.
Ce sont d’anciens ministres de Ben Ali qui restent au pouvoir ou qui y reviennent.
Le piège est ancien. Déposant le 5 juin 1907 devant la Cour d'assises de la Seine dans le procès Bousquet-Lévy, Jaurès vend la mèche : « Je n'ai pas la superstition de la légalité. Elle a eu tant d'échecs ! Mais je conseille toujours aux ouvriers de recourir aux moyens légaux ; car la violence est un signe de faiblesse passagère. »
Pourtant Jaurès, pourtant un socialiste !
C’est pourquoi, je dirai aux Tunisiens, la légalité c’est le peuple. Le peuple qui fonde un ordre nouveau sur l’ancien qui s’effondre. La légalité ne se transmet pas. Elle se prend et elle se transforme, comme la bourgeoisie l’a transformée, et comme le peuple peut la changer aussi.
C’est bien une idée socialiste « la légalité en cours doit être respectée ». Jaurès pensait qu’à l’avenir les syndicalistes prendraient, tout naturellement, le pouvoir de la main des propriétaires qui ne sauraient résister à d’aussi bonnes raisons que les leur.
« Ils seraient bien imprudents s'ils détruisaient par la violence une force qui est appelée à devenir la leur. » disait-il.
C’est là l’attrape-nigaud, quand le mot est lâché : la démocratie ! Encore faudrait-il y être, quand l’affirmation une fois dite, ne peut qu’être applaudie, alors que le pouvoir du peuple est une illusion.
On voit bien, cent ans plus tard, comme Jaurès se trompait !
« Faites tout ce que vous voudrez, mais ne cassez pas l'assiette au beurre ! » dit-on aux Tunisiens, au nom du tourisme, de la foi musulmane, au nom de l’avenir de vos enfants. Pourquoi entend-on ce discours, dans nos démocraties européennes et jusqu’aux confins des déserts du Maghreb ? Parce que la bourgeoisie tunisienne, comme toutes les bourgeoisies du monde, entend bien récupérer un jour tout ce que le peuple lui a pris dans sa colère et qu’elle est bien décidée à récupérer.