Pandiculations.
De la terrasse, les clients contemplaient l’Ourthe qui descendait la vallée sans se presser, par un rare après-midi de soleil.
Bon sang, tout pourrait aller comme la rivière en août : paresseuse, puis livrée aux remous d’un bal champêtre. Des canards longent les berges et les branches des saules tentent de les accompagner, puis restent à danser sur la fleur de l’eau sans les suivre.
La vie est là simple et tranquille, dit le Pauvre Lelian buvant une absinthe.
Elle et Lui se font face. La chaleur n’est ni timide, ni féroce. Elle est simplement propice à la rêverie et aux sentiments apaisés. Musset n’est pas mort et Sand n’est pas en deuil.
Serait-ce trop demander à la vie d’arrêter sur un plan fixe, dans le silence à peine troublé des chants d’oiseaux ?
Comment dire ? La pensée du travail des autres ferait qu’il est impossible d’être profondément heureux et merveilleusement immobile.
Une serveuse accorte sourit en déposant les verres sur le guéridon. Elle travaille. Par compensation, nous travaillons aussi pour laisser un billet sous la soucoupe, mais elle ne le sait pas. Ce billet n’est peut-être pas le fruit d’efforts ? Sans en être gêné le moins du monde, celui qui l’abandonne, peut-être n’a-t-il jamais travaillé ?
Et alors ?
Servir à la terrasse, c’est un métier où il faut sourire, même quand on n’en a pas envie. Sourit-elle le soir, fatiguée d’avoir souri toute la journée ?
N’est-il pas logique, avec la nature en repos, le bon soleil et un couple apparemment amoureux, qu’il y ait des millions de gens qui s’asseyent, boivent un verre, parlent de choses délicates, sans se poser de questions, dans le soulagement d’être content de soi, quand bien même on n’a réalisé que de petites choses ou rien réalisé du tout.
Pourquoi s’en pose-t-il, lui ?
La femme devant lui ne dit rien. Elle sourit vaguement au plaisir de regarder les canards. Elle remplit le grand vide joyeux d’une journée heureuse.
L’autre ne fonctionne pas d’habitude de la sorte. Les efforts pour sortir du monde des idées, toujours contradictoires, sont à décompter de son bonheur. C’est un inquiet. Il rumine des pensées abstraites et inutiles.
Il croit fermement que le déclin d’Athènes n’est pas dû au trop libre exercice de la démocratie, mais à la corruption lente mais inéluctable de ses principes premiers par la ploutocratie et l’individualisme de ses élites.
Tout ça en terrasse et sous le soleil, en compagnie d’une femme charmante qui n’éprouve que de petits plaisirs, le soleil qui chauffe un bras trop exposé, les yeux traînant sur la colline boisée rive gauche et le zzz d’une petite mouche qui hésite entre son cocogif et le verre de Schweppes tonic.
Il voudrait se débarrasser de la figure de Périclès réhabilitée comme celle d’un champion de la liberté et de l’égalité, mais il ne le peut pas. Il y revient sans cesse et, forcément, devrait chercher un moyen de s’en détacher. L’écriture le délivrerait, mais le lieu et le moment ne s’y prêtent guère.
Ah ! se défaire de ce fatras inopportuns, de cette poussière de grenier sans laquelle pourtant la mémoire ne peut survivre.
Ce n’est pas le moment. Le moment de quoi ? Le moment de rien et c’est ce « rien » qui est important.
Engager adroitement la conversation et entendre ce qu’elle en pense serait un moyen, mais qui risquerait de détruire le charme d’une atmosphère légère et douce.
Les hoplites ne dormaient pas en cuirasse. Il y a un temps pour tout. Celui qui ne peut pas distraire de ses pensées récurrentes un temps de vacuité n’a pas le recul indispensable « au doute supérieur qui plane sur toute spéculation. »
Il faut aux jours sans but une vague indulgence, une paresse sensible, une innocence !
Les canards ont disparu. La serveuse slalome autour des tables. Elle a le geste sûr et comme elle est svelte et jeune !... Un groupe bruyant de touristes donne aux alentours un air de kermesse. On avait oublié qu’il y a les autres, le bruit, la ville, la télé et une forme d’ennui autre que cet ennui élégant que nous partageons qui est une forme de plaisir, d’une grâce inattendue.
– Si on rentrait ?
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est soudain triste et beau comme un grand reposoir…
Commentaires
Cher RICHARD lll,
Merci pour cette page qui n'efface pas notre environnement brutal, méchant et politiquement décourageant, mais qui pour un instant nous relaxe et nous fait du bien.
Postée le: Henry | septembre 11, 2014 09:41 AM
Richard, tu me fais penser au café de l'Amirauté à Tilff et à quelques belles après-midi accompagnées. En tout cas, tu es très zen ce matin ou du moins tu te rends compte que ce serait mieux de l'être :)
Postée le: michel | septembre 11, 2014 10:56 AM