États vertueux, États barbares.
Il faut se faire à l’évidence, après le « plus jamais ça » à la découverte des bagnes nazis, on pouvait penser qu’on touchait le fond. L’horreur made in Europa était indépassable.
On se trompait.
En réalité, sous différentes formes et pratiqués pour différentes raisons, les bagnes d’État, les idéologies de mort n’ont pratiquement jamais cessé, de Pol Pot, à Kim-Jon Un, sans oublier quelques génocides locaux dont le plus fameux fut organisé au Rwanda. La mort n’a jamais cessé de rôder.
Aujourd’hui, le chef de l’EI et d’autres enflures d’Afrique ont trouvé la bonne affaire en se prenant pour des serviteurs du divin. Malgré ce prétexte fragile, malgré le cortège de carnages et d’atrocités dans les villages asservis, les recrutements vont bon train. Les assassins lèvent des armées d’autres futurs assassins. L’Europe aligne les vocations. Les apprentis bourreaux se bousculent aux agences de voyage : l’Irak via Istanbul. Les survivants du carnage rappliquent pour la deuxième manche, Istanbul Zaventem. Trois revenants viennent de se faire dessouder à Verviers.
Et ce n’est pas tout, comme Octave avait Antoine, de petits et moyens États ont leurs coupeurs de mains, leurs arracheurs de tête, leurs lanceurs de pierres sur les femmes « infidèles », bref, dans la tradition des grandes horreurs nazies, le prosélytisme d’une barbarie plus modeste est très active.
Enfin, comme l’argent n’a pas d’odeur des États s’enrichissent en faisant commerce avec les assassins. De businessman occidental à businessman oriental, on se comprend.
On sait aujourd’hui que le capitalisme, dissimulé dans les États les plus vertueux, emplit ses carnets de commande en pourvoyant le crime organisé du djihad. Même la main mise sur un formidable matériel abandonné des soldats irakiens en fuite devant Daech est une bonne affaire pour le deal des surplus américains, Toyota n’a jamais tant vendu de pick-up, le tout-terrain pas cher des déserts. Jusqu’à la chute du brut, l’EI vendait à des PME venues de Turquie, le pétrole conquis à la kalachnikov. L’argent et le sang coulaient à flot.
Le comble tous ces meurtriers n’ont jamais été fichus de fabriquer quoi que ce soit des armes, ordinateurs, tanks et gilets pare-balles qu’ils manipulent. Tout ça vient des démocraties, des pays doux comme l’air qu’ils respirent… Dans le fond, sans nous, Deach et compagnie en seraient toujours au silex poli.
Voilà brossé très sommairement le tableau du monde en 2015.
Voilà pourquoi les rudiments de morale inculqués à nos enfants sur des valeurs quasiment d’avant la barbarie nazie ne tiennent pas la route. Non pas que les jeunes aient une perception fine du topo, mais parce qu’ils sentent confusément que, ne pas cracher dans les bus et céder sa place à une vieille dame n’est pas toute l’éducation. Ils se sentent concernés par ce qu’ils entendent dire aux parents. Tout un pan de l’instruction : philosophique, politique et religieux, leur échappe. Ils se croient la proie d’enseignants abrutis par deux siècles d’industrialisation intensive, débouchant sur la misère de leurs parents.
L’administration a confondu le civisme de deux siècles de bourgeoisisme intensif avec la morale qui touche à l’humain. Madame Milquet n’est pas là pour expliquer, rénover, mettre cartes sur table. Elle-même n’a jamais rien compris à la fonction éducative.
Avant d’accuser les enseignants de cet échec et de leur demander de faire encore plus, il serait plus honnête d’évaluer la pertinence des enseignements actuels. Le plus grand scandale n’est-il pas d’appliquer des régimes différents selon qu'il s'agit de l’enseignement général dans les lycées et athénées, d’une part, et dans les écoles professionnelles et les lycées techniques, d’autre part, comme si les enfants destinés par un mauvais sort à des professions manuelles étaient incapables de raisonner !
Que peut faire l'école devant le spectacle affligeant des sociétés occidentales rêvant d’argent et de consommation ?
Que dire aux adolescents, des dirigeants politiques et économiques acoquinés dans le but de s’enrichir, quand leurs parents sont chômeurs ou précarisés par des bas salaires ? Comment expliquer que des gens sont morts pour avoir dessiné Mahomet et d’autres en quête de provisions de bouche dans un supermarché ?
N’est-ce pas l’image à l’envers de nos sociétés soi-disant vertueuses ?
Certes, ici, on n’assassine pas. On se contente de pousser les gens au suicide et à la déshérence. On les dessèche en asséchant leurs moyens de subsistance.
L’apprentissage de la citoyenneté́ à l’école, capable de dresser un rempart contre les barbaries, n’est possible qu’à partir du moment où l’enseignement n’est pas lui-même un compromis hypocrite entre barbarie et humanisme.
On ne dit pas à des enfants qui passent un repas sur deux qu’ils ont des valeurs à défendre.
On n’est pas encore sorti de l’auberge espagnole.