Je suis Charlie quand même !
Cela pourrait être un conte philosophique. Un Candide où tout n’irait pas au mieux quand l’argent s’en mêle.
Avant l’attentat, Charlie Hebdo était dans la dèche, mais on y riait beaucoup à chaque fois que la bande de copains sortait un numéro. Le journal empêchait les lecteurs de se prendre au sérieux et aidait ses chroniqueurs à en faire autant. L’entreprise de presse était dans la grande tradition contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre. Les parts des actionnaires ne valaient rien. Tout le monde s’en foutait, y compris les détenteurs.
Les numéros en kiosque partaient vaille que vaille à 30.000 tirés pour 25.000 achetés, dans le seul souci de respirer l’air du temps, fenêtre ouverte. C’était tout juste…
Les fesse-mathieux et les pisse-froid recevaient leur content de vérités dont toutes étaient bonnes à dire, même celles qui n’étaient pas toujours du meilleur goût.
Et puis voilà deux voyous qui croient blasphématoire des caricatures d’un marchand de chameaux qui se prenait pour un prophète. Ils se sont mis en tête de le venger sur le personnel du journal satirique paraissant tous les mercredis !
Trois mois après le 11 janvier, jour du carnage, onze salariés de Charlie Hebdo réclament à la direction un statut d'«actionnaires salariés à parts égales», étant entendu que cette réclamation fait suite au succès du journal, qui après l’attentat et en une quinzaine, a recueilli près de 30 millions d'euros !
On savait bien que l’argent gâtait les rapports humains, mais on ne savait pas que cette règle était aussi universelle. Il semblait aux lecteurs que le personnel de Charlie n’était pas de cette trempe-là.
Encore que, par définition, un journal pas plus que Duferco ou une société offshore de Kubla ne se dispense d’un statut, avec des parts d’actions et des répartitions de voix. Les décès des administrateurs ne suppriment pas les ayants-droits. Ceux-ci, dont on ne connait rien, deviennent ipso facto propriétaires du journal. Charb, qui détenait 40 % des parts, laisse près de la moitié du journal, passif et actif à ses héritiers !
Mettez-vous à la place des survivants qui ont entendu siffler les balles et qui travaillent pour des clopinettes, comme presque tous les journalistes aujourd’hui, dans une entreprise soudainement florissante et qui leur échappe complètement.
Pour y voir clair, onze collaborateurs, dont Laurent Léger, l'urgentiste Patrick Pelloux et le dessinateur Luz, ont engagé deux avocats, Antoine Comte et Stéphane Servant.
C’est toujours pareil avec des histoires d’argent.
Un des avocats résume un point de vue que je partage : "Tout cet argent fait plus de mal que de bien. Cela fait penser à ces enterrements où on se bat déjà en revenant du cimetière pour les bijoux de la grand-mère".
Il y a aussi une part de frustration et de déception des survivants. Dans l’émoi des jours qui suivirent l’hécatombe et dans la naïveté bien dans la veine du journal, l’argent récolté devait soulager les veuves et les orphelins. Le collectif avait unanimement déclaré que l’argent récolté serait réparti entre toutes celles et ceux qui se seraient sortis de l’aventure écorchés et démunis, soit directement, soit indirectement par la perte d’un être cher.
Hélas ! l’argent récolté avait déjà changé de mains et appartenait à des ayants-droits n’étant pas forcément du même avis.
Et voilà comment une triste histoire de meurtres et de saccages de vies peut finir devant un tribunal du commerce, tant le fric est une histoire bien trop sérieuse pour que la générosité, l’altruisme et le dévouement gratuit puissent y avoir la moindre place.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. Car elle s’étend bien au-delà de ce magazine rigolo et pas cher (3 €). Des trous-du-cul ont kalachnikové la rédaction, mais n’ont pas réussi à abattre Charlie. Le fric, à lui tout seul, en viendra peut-être à bout !
Encore une réflexion et j’abandonne ce triste débat.
On voit ce que l’appétit pour l’argent est capable de faire. Imaginez nos assemblées parlementaires, les élus de nos cinq gouvernements, les hautes élites mensualisées, en train de négocier nos viandes et comptabilisant leurs gains fin du mois.
Et vous aurez compris, pourquoi votre fille est muette.