L’embarras de Madame Delvaux.
(Devant l’actualité galopante, cette rubrique de jeudi publiée prématurément)
Madame Delvaux, chef-éditorialiste au Soir est une bonne journaliste dans le sens que l’on donne généralement à cette profession dans un système que tous croient incontestable, et qu’il est devenu difficile de contester.
C’est-à-dire qu’elle ne connaît pratiquement rien à la condition ouvrière et à l’exaspération que peuvent ressentir parfois des humains, comme vous, moi ou elle, attachés huit heures par jour à des cadences et à des productions qui n’apportent rien à l’intelligence et à la curiosité naturelle. Même si ces cadences et ces productions deviennent la conduite d’un bus sur des horaires établis ou des transports de courrier pour nos boîtes à lettres. Même si de nouveaux Faurisson étendent la ségrégation entre les différentes formes d’intelligence et décrètent qu’en dessous d’un certain quotient intellectuel, on peut aimer le travail répétitif, comme un dérivatif à l’ennui et un adjuvant au plaisir de faire. Et si en plus, ce travail là procure à peine de quoi se loger et se nourrir !...
Lorsqu’elle écrit que la grève du mercredi est prématurée, inutile et qu’elle risque de fâcher les usagers des transports en commun, elle réfléchit comme une personne qui va au bureau après sa douche et a bu un expresso avec sandwich à la buvette du coin, avant de serrer quelques mains de collègues, s’inquiéter de l’air du temps et du travail à faire.
Une grève générale réussie, ce n’est pas ce qu’elle imagine. C’est une colère qui prend par les tripes, qui enfle et embrase tout, qui s’éteint parfois aussi vite qu’elle s’est embrasée, qui n’a pas de sens précis et dont les revendications initiales sont aussitôt dépassées, pour en revenir à l’essentiel : pour le travailleur, il n’y a d’autre justice que celle qu’il fait par les poings.
Qu’elle relise Blaise Cendrars, ça lui fera gagner du temps.
« Le prolétaire qui se saoule le samedi soir ‘’après le turbin’’ ou l’ouvrier agricole le dimanche matin, jours de paie, ce n’est pas tant pour oublier sa misère que pour protester contre le patron qui l’écrase, le politicien qui l’exploite, la police, l’État qu’il emmerde, ce régime d’usines, de bagnes, de prisons qu’il faut foutre par terre, comme ça !... et il fait trembler le comptoir d’un coup de poing formidable, et il avale un dernier verre, et il flanque ses sous à la figure du bistroquet, et c’est lui qui se fout par terre, nom de Dieu ! Il n’y a pas de justice… ‘’Mort aux vaches’’… Mort aux bourgeois ! Taïaut ! sus ! haro !.... Pille !... Pille !... A nous les poules de luxe et les stars des capitalistes ! Les gonzesses sont avec nous !... Il voit rouge, l’homme, mais il voit clair. »
Bien entendu, nous ne sommes plus dans les années vingt, texte de Cendrars qui reflète la période au cours de laquelle il a été écrit. Mais l’esprit reste le même. C’est l’esprit « casseur », celui qu’abominent le bourgeois et le peuple aussi, par mimétisme à son maître. Il est à la fois le produit d’un coup de sang, mais en même temps d’une lente maturation qui a cheminé depuis la Communale et l’apprentissage, jusqu’à la maturité au seuil de la vieillesse.
Quoi ? C’est ça la vie que l’on propose à la plupart des gens ? Cette vie que des milieux à diplômes élevés ou à simples circonstances rentières estiment équitable pour tout le monde ?
Et il est vrai qu’on a très difficile quand on est au poste de pilotage d’un énorme navire, d’imaginer la vie du marin qui bosse dans la soute avec interdiction de monter sur le pont.
Bien entendu, des gens sérieux, connus, vous diront qu’ils ont le sens de l’empathie. Ils n’ont pas celui d’ubiquité.
Et c’est vrai qu’il est impossible de se mettre à la place de ceux qui travaillent pendant une longue période. On cite souvent le cas d’un patron américain béhavioriste convaincu et qui fit devant tout son personnel la démonstration que l’on pouvait en 37 secondes accomplir sur une chaîne de montage, un travail que les équipes mettaient à accomplir en une minute vingt-sept. Il oubliait l’essentiel, à savoir que lui a « perdu » 37 secondes de son temps et que l’équipe allait y perdre toute sa vie.
Madame Delvaux voit le pays paralysé ce mercredi. Elle va même jusqu’à voir le malaise des dirigeants de la FGTB qui ont conscience que cette grève ne sera pas bien vue du public, des navetteurs, de tous ceux « qui ont besoin de travailler ».
Que ne voit-elle avant tout le malaise ancestral et permanent du décalage diabolique entre ceux qui disent et ceux qui font.
Je sais bien que la plupart des grévistes n’ont pas conscience de cela et qu’ils sont comme l’ouvrier agricole de Cendrars en train de donner du poing sur le comptoir ; qu’importe après tout ce qu’ils disent ou ce qu’ils pensent, ils traduisent l’instinct de l’homme, celui qui vient du plus profond de nous et nous fait savoir que les inégalités sociales ne sont le fait que du pouvoir des uns à faire croire aux autres que c’est la seule manière de vivre en société.
Et ça, Madame Delvaux, vous pouvez imaginer ce que vous voulez, des pires critiques aux raisonnements les plus subtils, tant que l’homme le sera, vous ne pourrez pas le lui enlever.