La lutte des classes (suite)
La chronique précédente a voulu démontrer que le système économique est basé sur les inégalités comme un facteur de « progrès ». Plus elles sont criantes, plus on a envie de travailler pour en sortir. Or, cette envie n’aboutit qu’à développer les productions et les techniques. La réussite est rarement autre chose qu’un facteur de chance. C’est comme une loterie, tout le monde achète son billet, une infime minorité ramasse les mises. Les autorités parlent de mérite pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux privilégiés qui entrent dans le club très fermé, en sachant que beaucoup d’entre eux ne feront qu’entrer et… sortir !
Ce système est celui qui fige les classes sociales en maintenant les inégalités entre les hommes.
Aujourd’hui, on nous dit que l’ascenseur social est bloqué. Mais par le passé, a-t-il jamais fonctionné ? Le parti socialiste n’a-t-il pas cru trop vite à se lift miraculeux comme l’Ascension divine !
Si on cherche les raisons des modifications de l’économie, aussitôt les exemples abondent. Les professions ont beaucoup évolués. Le système Uber va prendre d’ici cinq à dix ans 15 % des emplois actuels pour les dévaluer dans des systèmes de gérance ou d’indépendance salariée. Le travail à domicile, brouillant les pistes en cas de désaccord dans la juridiction du travail, va perturber les embauches classiques. Les contrats à durée indéterminée seront de plus en plus rares. Parallèlement, les employés de l’État verront leur statut, au nom de l’égalité entre secteur public et privé, fondre comme neige au soleil.
Il fallait être vraiment complaisant à la lecture des thèses officielles pour ne pas voir que le monde du travail ne faisait que changer d’apparence, tout en stagnant. S’il y avait moins d’ouvriers et moins d’employés pour plus de cadres et d’indépendants, cela ne signifiait nullement un progrès général, mais au contraire un recul de la plupart des salariés et des petits indépendants, dans les modifications de leurs statuts.
Si les classes sociales n’existent plus, comment MM. Di Rupo et Michel expliquent-ils que 15 % des enfants d’ouvriers non qualifiés figurent parmi les plus faibles au certificat d’études primaires, contre cinq fois moins d’enfants de cadres ? Ces enfants sont-ils moins travailleurs ou moins intelligents ? Comment comprendre qu’en grande section de maternelle, les enfants des premiers ont trois fois plus souvent les dents cariées ?
Dans un monde aux neuf dixièmes composés de petits et bas revenus, les processus de domination se sont dissimulés dans le maquis des lois et des procédures. En récession, les industriels trouvent dans la mondialisation la justification des alignements de productivité et de salaire sur les situations défavorables des salariés d’autres pays. L’éparpillement de l’offre ne permet plus de comprendre les transformations sociales et les processus de domination. D’autant que les cadres politiques conduisent leurs électeurs à de faux arguments avec des promesses qu’ils ne tiendront pas.
Avec le déclin du communisme, le concept de « classe sociale » était plus facilement escamoté puis « oublié » par une classe politique ayant remarquablement évolué dans le sens de la nette amélioration du salaire et du train de vie. À l’inverse, leurs électeurs étaient perdants dans les mêmes domaines.
On a pu parler de la trahison des clercs en 2015, comme Julien Benda l’écrivit en 1927 pour le beau et le juste.
Appliquer le raisonnement économique au citoyen rationnel était encore jusqu’en 1980 la théorie du courant dit de « l’individualisme méthodologique ». Il allait, pensait-on, faire basculer la société dans une énorme classe moyenne dont les intérêts du plus petit au plus grand allaient pratiquement être les mêmes. Vers cette époque le PS belge a viré « classe moyenne » sur des théories qui se révèlent aujourd’hui complètement fausses. Il n’est pas possible de faire cohabiter sur cette notion une aile gauche (le PS) et une aile droite (le MR), encore qu’à cette époque on ne parlait pas encore des tentations de l’extrême gauche et de l’extrême droite, ces dernières se révélant bien plus actives.
La théorie économique néoclassique du modèle keynésien allait confirmer ce qui fut longtemps une tendance et qui l’est encore pour les partis de pouvoir. Ceux-ci pensent toujours renouer avec la croissance.
L’organisation de l’État se fait loin des terrains d’expertise des données sociologiques. L’homme politique préfère les enquêtes journalistiques et l’utilisation des sondages d’opinion aux vécus du terrain. Comme si pour ces questions sociales les sondages pouvaient représenter les valeurs de l’opinion. Les laboratoires d’idées de droits privés, « think-tank », adorent l’opinion distancée. Elle est médiatiquement rentable.
La lutte des classes n’est pas une possibilité, c’est un fait et il est actuel. Même si les masses en sont encore inconscientes. L’expérience passée des dictatures menées au nom de la lutte des classes sert encore aux partis actuels de vitrine expérimentale désastreuse.
On s’apercevra à l’ampleur de possibles émeutes que ce processus ne s’est jamais éteint et qu’à ne pas le reconnaître et y porter remède en temps voulu, on oblitère l’avenir plus sûrement qu’avec les remous actuels traitant de la voyoucratie religieuse.
J’emprunterai à la voix de Jean-Paul Delevoye qui lui non plus ne peut être assimilé à la pensée frontiste la conclusion de cette longue chronique (voir le début à la note précédente).
« Le fait politique se transforme en fait religieux et la lutte des identités est en train de remplacer la lutte des classes. Or, les conflits liés à la lutte des identités sont bien plus dangereux que ceux liés à la solidarité des classes. »