La Boétie était-il populiste ?
La Boétie se taraudait déjà l’esprit en 1549 à la question de l’autorité d’un seul sur la multitude. « Pourquoi, écrivait-il, un seul peut gouverner sur un million, alors qu’il suffirait à ce million de dire NON ! pour que le gouvernement disparaisse ».
« Le Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un » fut rédigé par un jeune homme de 18 ans, ce qui étonna Montaigne qui voulut connaître le jeune La Boétie. Leur amitié dura jusqu’à la mort de ce dernier à l’âge de 33 ans.
Ce court réquisitoire fort savant n’est plus lisible aujourd’hui si nous ignorons tout des nombreuses références qui y sont faites des civilisations grecque et romaine. Il touche néanmoins tout qui est sensible à l’injustice et perméable à la critique raisonnée.
Bien sûr, les temps ont changé. Même si Erdogan est un dictateur en herbe, nous ne sommes plus à Syracuse du temps de Denys 1er. L’infiltration de l’économie dans tous les rouages de la démocratie a considérablement dilué les autorités. Big Brother est évidemment un symbole qui rassemble en une seule image les faiseurs de pluie que sont les grands capitalistes.
Les peuples asservis à leurs élus sous prétexte de démocratie sont-ils vraiment au fait que ceux-ci sont eux-mêmes condamnés aux lois du commerce et à l’influence des personnalités de la finance ?
Comment, dans cette situation que La Boétie ne pouvait connaître, faire dire « Non » à l’ensemble des asservis ?
« …je désirerais seulement qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. ».
L’argent remplit parfaitement le rôle que La Boétie imputait à un tyran.
Outre le nombre de ses valets, on compte des systèmes, des institutions, des principes, tous plus ou moins replâtrés avec la démocratie et la morale par les « bouffons du roi », sans oublier la multitude complètement asservies.
C’est dommage.
C’est dommage quand tout fiche le camp et que l’organisation du travail qui découlait du principe de l’argent roi soit si mal-en-point, parce que c’était une bonne idée de ramener tout à un même dénominateur commun, d’effacer le troc comme trop imprécis et de prélever sur ce qui est produit le pourcentage nécessaire à la conduite de l’État.
Mais, on avait oublié l’essentiel. La domination est dans le caractère de l’homme et l’argent s’est toujours trouvé le nerf de la guerre et pas seulement, la cupidité a fait le reste. Ceux qui sont à proximité du sac d’or se servent les premiers.
C’est la règle.
La Boétie n’aurait pas désavoué une réévaluation du « million contr’un » devant ce tyran d’un genre particulier, par exemple en exigeant une remise à plat générale des valeurs. Comment ose-t-on aujourd’hui payer si peu le travail en général et donner tant d’argent « légalement » à certaines professions libérales, les grands commis de l’État et l’on ne compte pas les ministres et la gent parlementaire, les empereurs de la finance et les industriels qui ramassent le fric que les autres gagnent à la sueur de leurs fronts !
Je tiens pour plus utile à la société un agriculteur qui ensemence son champ ou un ardoisier qui répare le toit d’une maison, qu’un avocat qui devient premier ministre sans même jamais avoir exercé le métier pour lequel il a fait des études.
Quel est le rapport qui existe entre quelqu’un qui se lève tôt le matin, laboure le champ d’un autre et rentre chez lui à la nuit pour recommencer le lendemain et ainsi de suite jusqu’à la fin de sa vie et un ministre qui perçoit vingt ou trente fois le salaire du laboureur ?
L’intelligence ? Qu’est-ce qu’on sait de l’intelligence d’un saisonnier, quand on voit ce qu’un député ou un ministre peut dire comme conneries ?
L’opportunité d’avoir fait de bonnes études ? Qu’est-ce qu’on sait des aptitudes de l’ouvrier de comprendre des choses qui passeraient éventuellement au-dessus de la tête d’un Reynders ou d’un Michel ?
En réalité, ce qui dérange c’est le plus grand nombre. Un patron est tout seul devant la cagnotte, en plus par des hérédités ou des initiatives heureuses, il a le droit de puiser dans la caisse. Pour les autres, c’est du vol. Pour lui, c’est du droit.
C’est tout le problème de la banque comme de la démocratie, les mieux servis sont à proximité de la cagnotte. Le contrôle du peuple ? Vous voulez rire ? Ce contrôle là c’est du populisme, puisqu’il est fait par les mieux servis.
S’il fallait raisonnablement donner à tous selon son mérite en proportion des efforts et des responsabilités, nos puissants, nos grands démocrates, nos grands patrons, nos banquiers gagneraient si peu que beaucoup d’entre eux seraient incapables de gérer leur budget.
Elle est là l’idée de La Boétie transposée à 2016 : remettons les prétentions de chacun à plat dans la grande discussion du million contr’un et nous verrons bien qui aurait raison : la multitude ou l’autorité d’un tyran (l’argent) ?