Des rires indignes ?
On ne peut pas rire de tout à cause d’une certaine forme de politesse que l’on doit aux coincés de la comprenette, d’autant qu’on est soi-même souvent embarrassé d’une contrepèterie à deux ou trois tiroirs. Le temps d’en ouvrir un, celui qui vous balance « les écoliers jouent dans les pièces du fond » passe à autre chose et on est largué.
Cette époque d’une grande liberté supposée est peut-être celle de toute l’histoire où la plaisanterie de mauvais goût peut vous conduire devant un tribunal. Nous sommes dans un temps où il n’y a plus que les Juifs qui peuvent se permettre une blague carrément antisémite et les Noirs qui peuvent se traiter de « nègres » pour faire rire.
Pourtant le rire possède des vertus curatives qui guérissent de la mélancolie, mieux que les antipsychotiques. L’appréhension de ne pas passer pour antiféministe ou raciste en gâche souvent la saveur.
Cette époque qui ne passe rien aux instinctifs pervers, n’exclut pas cependant que le rire puisse s’alimenter à des sources suspectes. C’est l’art du comique professionnel de dire des choses « terribles » dans un contexte qui en fait surgir le côté amusant.
Mon grand père me racontait un enterrement où il précédait le char mortuaire tiré par des chevaux, le mort étant un de ses compagnons de la guerre de 14, il avait pour mission de porter le drapeau national. C’était l’hiver, des plaques de verglas parsemaient la route. Le cocher lançait les bêtes à l’assaut de certaines montées glissantes. Sentant les naseaux fumant de l’attelage dans son dos, mon grand-père s’obligeait à courir, puis à ralentir, ainsi pendant deux kilomètres, suivant le petit trot équestre.
Dans ce récit, drôle seulement par la manière de le raconter, il n’y a ni Juif, ni Noir, ni porc dénonçant le féminisme, pourtant, le mort méritait le respect, d’autant plus que le défunt avait vécu quatre ans de tranchée, autrement dit l’enfer.
Il faut dire qu’à la fin de sa vie, mon grand-père avait enrichi son récit par son don d’ubiquité qui lui avait donné à voir la veuve courir en troussant ses jupons avec toute la famille pour suivre le convoi.
Ce que les gens sérieux détestent par-dessus tout c’est qu’on ne rie plus avec eux, mais d’eux. Pourtant, comment rire avec quelqu’un qui ne rit pas ? À ce petit jeu, le rieur devient moqueur, c’est une façon de se venger des pisse-vinaigre.
On se rend compte à cette occasion que les blagues ne sont pas que des plaisanteries innocentes, mais en disent plus parfois sur les intentions profondes et les jugements cachés. En supposant connaître les défauts, plus que les qualités de celui avec lequel ou de lequel on rit, on éprouvera un malin plaisir à s’offrir une plaisanterie sur la gourmandise quand l’autre est gourmand et d’une grosse farce sur les cocus, quand on sait l’autre dans le cas.
L’humour suit l’état des mœurs dans la société. Il nourrit donc les stéréotypes. On ne rit plus aujourd’hui, comme on riait en 1900, la censure s’est déplacée. La cause en est principalement au brassage des peuples et à la fin des colonies. Nous sommes dans une « civilisation » de l’image. La pornographie est inracontable, mais visible dans un X à portée d’Internet.
Pendant longtemps, le sexe faible subit les assauts souvent méprisants des rieurs. La Blonde fut jusqu’au tournant du siècle, la bécasse de service. Effet direct, à qualifications égales, les femmes brunes ont été préférées aux blondes, à un poste identique, sous l’effet des sarcasmes répétés des chansonniers jusqu’après la seconde guerre mondiale. L’humour typiquement masculin devient très rapidement sexiste. Ce n’est pas un amusement bénin, car le rire dans certains cas laisse des traces dans le ressenti, il indigne les féministes et conforte les sexistes dans leur supériorité qu’ils estiment légitime.
Les LGBT et les minorités ethniques ou religieuses restent des proies dont le rire se repaît, au risque de tomber sous le coup des lois. C’est rarement le cas pour la plupart des gens qui sont à l’abri de celles-ci protégés par leur insignifiance. Il faut fréquenter la foule dans ses divers amusements pour comprendre sa propension à la blague qui ne se gêne pas pour regretter le temps où il était possible d’appeler « tapette » un gay, « youpin » un Juif, « King-Kong » un Noir et « demi-portion » un handicapé !
Si les « rieurs » désobligeants s’obstinent à appeler « humour », ce qu’il y a de plus vulgaire, il faut aussi qu’ils acceptent leur contribution aux discriminations, en qualité de propagandistes du racisme, du sexisme, de l’antisémitisme, comme d'afficher leur insensibilité aux handicapés.
Les lois n’auront donc pas servi, une fois de plus à l’éducation des foules, mais seulement à gommer de l’officiel, le fond cruel des masses livrées à elles-mêmes, dans une société prudente sur les termes exprimés, mais quasiment psychopathe dans le travail et l’art de se bouffer le nez, pour une brassée de billets de banque.
C’est peut-être une manière honorable d’être de gauche en participant à l’éducation des foules, en ouvrant la lutte sociale à la fraternité sans frontière, à faire apprendre le respect des religions, même si on est athée et clamer, clamer encore, que les races n’existent pas et que nous sommes tous, Un parmi les Autres et que vaut n’importe qui.