Le labyrinthe.
Nous avons une conception du monde global relativement identique, celle de la nature et de l’humain, vivant dans un cadre défini depuis des temps immémoriaux.
Ce qui réunit des groupes d’individus jusqu’à être une nation, c’est de faire admettre pour vrai un ordre imaginaire, une histoire arrangée par des légendes autour de faits approximatifs « De tous les peuple de la Gaule, les Belges sont les plus braves » (1).
Les rois mages ont été conduits vers le berceau du Christ par la comète de Halley sur ordre de Dieu et non pas par un parcours réitéré jusqu’à nos jours, décrit dans la cosmogonie des sciences (2).
La société est une réalité objective découlant des lois de la nature et non pas un fourre-tout d’affrontements entre les espèces dominées par l’Homme (3).
Le marché mondialisé est le meilleur des systèmes économiques (4).
Sauf les esprits rebelles et critiques, le reste de l’humanité croit, par l’éducation systématique, à un ordre imaginaire. Les autorités ont même inventé des lois afin de punir ou de rendre plus prudents les téméraires qui s’entêteraient à penser que le monde imaginaire est moins réel que les réalités raisonnées de l’autre.
Si à présent tout le monde porte des jeans, si possible délavés et avec des trous laissant échapper les genoux, ce n’est pas dans un souci de rapprocher les destins du riche et du pauvre, c’est tout simplement la captation par le monde imaginaire de la mode et de la fantaisie.
Depuis Bourdieu, le vulgarisateur, les sciences humaines expliquent comment l’ordre imaginaire en est venu à codifier tout. De la même façon que dans une société de macaques, l’ordre est établi par un vieux mâle, le plus fort de la bande, les autres n’ont qu’à filer droit et obéir. C’est un peu le sens que la démocratie prend aujourd’hui.
L’ordre imaginaire inscrit dans notre esprit, par la nature des choses, est transposé de mille manières dans le monde matériel.
Depuis la plus tendre enfance, les mythes nous façonnent. Ceux d’aujourd’hui nous individualisent. Ainsi, peu à peu, nos désirs personnels deviennent les meilleurs défenseurs de l’ordre imaginaire. Sauf que nos désirs personnels ont été préétablis par l’éducation et ne nous appartenaient pas, en tout ou en partie.
On voit le cycle : monde imaginaire, éducation, désirs personnels, dérives et en bout de chaîne, renforcement du monde imaginaire.
Notre monde imaginaire nous entraîne vers un consumérisme romantique qui ne serait en soi, que la perspective d’une vie agréable, en attendant sa fin. Hélas ! ce consumérisme idéalisé n’étend pas ses bienfaits à l’ensemble de la société. À terme, la consommation sera réservée à de moins en moins de monde, jusqu’à son extinction complète.
Il sera encore temps, disent les consuméristes, d’aviser plus tard...
Comme si un mythe, courant sur cinq générations au moins, pouvait cesser du jour au lendemain.
Nous avons devant nous un bel exemple, celui de l’électricité bon marché fournie de façon illimitée par les centrales à combustion de l’atome.
Relisez les envolées enthousiastes des années soixante. Le mythe fondateur avait été activé principalement par la gauche et les PS. La droite avait immédiatement embrayé dans l’espérance de profits énormes.
Nous avions cinquante ans pour résoudre le problème de la radioactivité et recycler des boues, dès lors que nous nous y serions attelés, en les rendant inoffensives, voire recyclabes.
Nous n’avons rien résolu et nous nous apprêtons à enfouir les déchets, faute de les retraiter, laissant aux générations futures le soin de prendre la suite. Les centrales atomiques qui seront démontées coûteront des fortunes, comme l’enfouissement. Endormis par le mythe d’une électricité inépuisable, nous avons négligé d’autres moyens de faire du courant, la géothermie, les centrales marée-motrice, les éoliennes, etc.
Un autre mythe auquel nous ne résistons pas et qui nous paraît être une réalité : le dollar.
S’il y a bien une monnaie qui relie l’imaginaire à un réel surjoué, c’est bien celui-là.
Un individu est incapable d’en menacer l’existence. Il suffirait que beaucoup de gens le veuillent par l’effet d’un nouveau mythe, pour que cela soit fait en un tour de main.
Un mythe, partagé par des milliards de gens, peut disparaître de la même manière qu’il s’est affirmé dans les esprits, puisque l’essence même d’un mythe est subjectif.
Pour changer un ordre imaginaire existant, comme le dollar, il faut lui en substituer un autre, le yuan, par exemple !
L’ordre imaginaire est un impondérable, un couloir de labyrinthe… Lorsque nous y entrons, nous ne savons pas qu’au moment où nous nous y engageons, les parois de ce couloir changent le tracé initial, par l’effet d’illusions nouvelles.
Nous abandonnons un mythe pour un autre, sans savoir que tous les mythes sont imaginaires et qu’ils n’ont force de loi que par le nombre de gens crédules qui les entretiennent.
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1. Dans les commentaires de la guerre des Gaules, Jules César ne veut pas dire du tout ce que nous nous sommes appropriés du sens de « braves », soit de la bravoure, mais une propension à porter querelles chez nos voisins germaniques, ainsi que notre peu d’enthousiasme à entrer dans la Pax Romana, par manque d’esprit et lourdeur (déjà !).
2. La fameuse étoile qui aurait guidé les Rois mages vers Bethléem pourrait bien être une comète mais certainement pas celle de Halley, car elle est passée 66 ans avant la naissance du Christ et 10 ans après celle-ci. Si Giotto avait choisi de la représenter dans son tableau de l'adoration des Mages, c'est uniquement parce que le passage de 1301 l'avait impressionné, mais il n'avait aucune prétention historique et encore moins scientifique.
3. S’il y a bien un nuisible, battant de loin le moustique, c’est bien l’homme.
4. Si Adam Smith sortait de son placard où il est momifié, il ne reconnaîtrait pas le monde économique que sa théorie avait dépeint.