De quoi parle-t-on exactement quand on parle du peuple, quand on parle au nom du peuple ? C’est précisément parce que l’on ne le sait pas bien, que les pires interprétations sont possibles.
Les voies du peuple sont impénétrables, sauf pour Gérard Bras qui vient de publier « Eléments d’une histoire conceptuelle », préfacé par Etienne Balibar.
Qu’on en soit tous issus, du point de vue de l’anthropologue, cela paraît plus juste, que faire une bouche en cul de poule pour déclarer qu’on n’est pas du peuple et surtout qu’on n’en procède pas.
Depuis que les chasseurs-cueilleurs sont passé à l’agriculture, la notion du vivre ensemble a toujours été fondamentale pour une cohabitation pacifique du « tous ensemble » qui est la meilleure définition du peuple, de Bill Gates au plus fauché du Bronx, de Charles Michel à votre serviteur.
On s’occupe de ça politiquement depuis la plus haute antiquité.
C’est même le seul prétexte de tout élu, même si la plupart en profitent pour faire mousser leur clan et uniquement lui, dès qu’ils sont installés aux frais de la collectivité, aux assises du pouvoir.
Si la raison d’être est de veiller sur le peuple, des gens comme Charles Michel, avec les meilleures dispositions du monde, le surveille, le malmène, le maltraite, comme si tous ses électeurs n’étaient pas une émanation du peuple !
Quand la rue les conteste, on les voit déployer toutes les formes de mépris tenant à leur seul jugement. Barons médiévaux des temps modernes, ils se défont de la meute à coups de talon.
La notion de peuple n’est pas qu’une notion quelconque, anodine, superfétatoire aux citoyens ayant pignon sur rue, mais absolument centrale.
D’Armand De Decker, l’avocat aux émoluments les plus élevés au monde, à Didier Reynders qui pose son cul avec madame en notre nom et à nos frais, sur un balustre de marbre blanc du Taj Mahal, tous procèdent du peuple, ce qu’ils ont hélas oublié depuis fort longtemps.
Platon en lecture recommande Hannah Arendt, comme Esope, Lafontaine, rien de ce qui est politique n’est comme tel étranger à une réflexion sur la notion de peuple.
Le peuple, qu'il se retrouve en grec ancien « démos, plêthos, laos », dans la terminologie latine « populus, multitudo, plebs » est très supérieur en démocratie à l’économie et aux rapports qui en découlent entre les classes sociales.
Je me fous de savoir si nos milliardaires grappilleront quelques rogatons supplémentaires dans les rognures du décompte de Wall Street ou qu’un employé à la corbeille de Francfort a mis le pied sur un bren de chien, avant d’entrer dans la salle des transactions, à côté de l’importance immense d’un enfant qui fuit avec ses parents rohingyas et qui va mourir de faim.
Cette faune, dont les gazettes nous rebattent les oreilles, ne peut pas trouver le premier dollar du milliard nécessaire pour subvenir aux besoins d'un million de réfugiés rohingyas entassés dans des camps surpeuplés, du sud-est du Bangladesh.
C’est que le peuple à son Hydre qui dévore ses entrailles.
Du peuple, on peut constater deux classes, très différentes l’une de l’autre, dont la mise en relation est peut-être l'essence de ce qu'on appelle la politique, les riches et les pauvres.
La camp des pauvres est immense, varié, c’est le fondamental de l’humain, l’autre, très clairsemé, mais puissant, est la cause d’accidents de parcours du reste. Le peuple dans son intérêt, pour que ses enfants vivent, doit vaincre l’Hydre sans état d’âme.
Le peuple est au fondement de tous les problèmes que peut soulever la philosophie politique, le nationalisme et le patriotisme. On a tendance à se méfier des deux derniers. Ils semblent n’avoir d’autre signification qu’idéologique. Dénaturés par excellence, ils résument la grande considération d’une bourgeoisie qui médaille les siens à tout va et ignore les autres, noyés dans un ensemble indistinct, par effet de propagande des partis nationalistes.
Rien ne nous oblige à l’entendre de cette oreille, comme si le peuple était incapable de défendre des valeurs constitutives d’une nation que sous forme de chair à canon, sur un champ de bataille.
Une distinction proche de l’exclusion différencie le pouvoir délégué par le peuple, au peuple lui-même. C’est-à-dire le peuple, sur lequel le pouvoir s’exerce, et le peuple comme sujet titulaire du pouvoir souverain.
La démocratie par délégation n’est pas prête à sortir de cette contradiction là !
Ce que l’on appelle démocratie (au sens strict : le pouvoir du peuple) n’est qu’un masque de la domination réelle du peuple par des particuliers usurpant des droits et exerçant des pouvoirs hors contrôles.
Il faut que le peuple ne soit pas peuple en son entier, qu’il se divise et s’altère par le mécanisme même du pouvoir qu’il exerce sur lui-même, selon une procédure de délégation du pouvoir, de représentation du peuple par une partie de lui-même qui sera sans doute issue du peuple, mais qui a tous les caractères d’une classe politique, c’est-à-dire une aristocratie ou une oligarchie.
Le mot peuple est dépréciatif dans la bouche des politiques au pouvoir. Pour cette engeance qui porte haut et beau, le peuple, c’est le petit peuple, le menu peuple, le vulgaire, ce que Burke appelait avec mépris « a swinish multitude » (la multitude de pourceaux), la populace, la multitude, la plèbe, la canaille, la tourbe, c’est-à-dire l’ensemble des déshérités, des misérables, des pauvres et des vaincus. Voilà qui dénonce un aspect peu reluisant des acteurs de la démocratie qui tient à l’écart des responsabilités politiques par une situation de fait qui minorise le peuple dans la vie publique, comme la pauvreté et le manque d’instruction, pour ne citer que deux exemples, alors qu’il y en a cent !
Je laisse la conclusion à Gérard Bras. Il est tellement bien plus éloquent que moi :
« C’est par le peuple, au sens de plèbe, que se fomentent et qu’éclatent des révolutions qui viennent jeter à bas l’édifice de la société bien organisée de la communauté des citoyens, c’est le peuple comme plèbe qui peut défaire le peuple comme corps politique et en instituer un autre, c’est lui qui avance dans la rue et qui intervient pour rompre l’ordre des choses, c’est lui qui exerce la principale menace à l’encontre de la stabilité de l’ordre politique qui est l’œuvre du peuple souverain, c’est lui qui est toujours susceptible de se révolter et qui fait une apparition éclatante sur la scène de l’Histoire en 1789, c’est du peuple comme plèbe dont il est question dans le célèbre tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple. Le peuple a beau être composé des déshérités, des pauvres et des exclus, cela ne veut pas dire que ses acteurs ne jouent aucun rôle politique – bien au contraire – c’est une force historique active, qui infléchit le cours de l’histoire – mais que le mode selon lequel ils interviennent dans la vie politique est celui de l’insurrection, de la destitution, de la redistribution. Il est donc moins question du pouvoir du peuple, comme titulaire de la souveraineté, conformément à l’idée selon laquelle la volonté du peuple est le seul fondement possible du pouvoir politique. Il est question plutôt de sa puissance, qui est puissance ou force vive, non domestiquée, de destitution, de division, de destruction, de désordre et de dissolution. »