La médiocrité, vertu cardinale.
Les anciens vous le diront, ce n’est pas être réaliste d’accumuler des jérémiades sur « avant » plus heureux qu’« après », l’ancien était bien dégueulasse sous la bourgeoisie dès le Second Empire, affirmer que le nouveau est bien pire, c’est faux.
Ce n’est pas pareil, c’est tout !
Question du travail, on relève des effondrements, des pertes de savoir, notamment dans l’abandon du savoir-faire de l’ouvrier, de l’artisan et de l’employé de bureau.
Les métiers disparus, reste l’immonde métier interchangeable que peut faire Monsieur-Tout-le-Monde aujourd’hui, bien obligé de s’abrutir pour gagner son pain.
Nous assistons à un rapt de l’intelligence et du savoir-faire au profit d’un système où l’ergonomie et l’ingénierie triomphent au détriment des métiers y compris ceux d’employé-comptable et secrétaire de direction.
De cette approche des tâches dévolues aux « manœuvres » de l’industrie, en découle un monde où le savoir-faire de tout un chacun se réduit à la mécanique du geste et au salaire minimum pour tous. Les plus habiles à ce petit jeu n’ont besoin que de bons réflexes et un système nerveux qui réagit au quart de tour.
Pour les anciens ingénieurs de formation « antique », les métiers que proposent les offices de l’État pour la remise au travail de chômeurs sont des supercheries qui ne rendent pas le savoir-faire aux gens et qui spécialisent les muscles au détriment du cerveau.
Alain Deneault n'est pas du genre à mâcher ses mots. Comme il écrit ce que je pense depuis longtemps, j’ouvre les guillemets :
« Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l'affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l'aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune bonne idée, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé (...) : les médiocres ont pris le pouvoir. » Docteur en philosophie et enseignant en sciences politiques à l'université de Montréal, auteur de nombreux ouvrages sur les paradis fiscaux et l'industrie minière, le penseur québécois s'attaque cette fois-ci dans La Médiocratie (Lux Éditeur) à la « révolution anesthésiante » par laquelle le « moyen » est devenu la norme, le « médiocre » a été érigé en modèle. »
Voilà plus de cinquante ans que les travailleurs sont victimes du behaviorisme (Théorie psychologique basée uniquement sur l'étude du comportement), d’abord à doses légères pour trouver son rythme de croisière dans l’industrie après l’essai du « Réarmement moral », d’un patronat qui y réfléchissait déjà dans les années septante.
Aujourd’hui ce système n’est plus contesté par personne. Les syndicats se sont repliés sur la notion de pénibilité au travail, encore que la répétition des tâches ne soit pas de la partie, sauf s’il est question de porter des charges.
Bien avant cette fureur ergonomique, l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor avait montré les « bienfaits » pour l’industrie du travailleur « désarticulé » sur commande pour l’organisation scientifique du travail. Les élucubrations de Taylor que tous les industriels suivent à la lettre dans leur course au profit ne datent pas d’hier, puisque Taylor vécut de 1856 à 1915.
L’affaire dure toujours. Il y a même des bureaux spécialisés pour faire suer la salopette. Les grandes entreprises ont les leurs pour mettre de l’ordre sur les chaînes de montage, en appui des ingénieurs techniciens et ergonomes.
Au tournant du millénaire, on a abandonné le prétexte du bon salaire pour un meilleur rendement. C’était pour éviter la décentralisation vers des ailleurs plus rentables.
Les MR sont friands de ces techniques de rendement. Le petit Chastel en raffole et Michel en redemande, pour ne pas être en reste du « progressiste » Reynders.
À les entendre, c’est l’avenir même de la Belgique qui en dépend.
A contrario de ces beaux messieurs qu’on n’a jamais vu sur une chaîne de montage, donc qui ne connaissent rien de ce dont on parle, la mise en place d’organisations du travail encore plus pointues a accentué l’individualisation et la segmentation des tâches et accru les contraintes de productivité. Le patronat ne cache plus ses objectifs : l’intensification du travail, l’individualisation des statuts d’emploi, la casse des collectifs de travail. Tout l’attirail classé nécessaire par les libéraux ne fait que suivre une mondialisation constate Junior, dont le suivisme pour toutes ces nouveautés n’est contredit par personne. Ces messieurs « s’y résignent » donc, comme les caïmans l’œil à fleur d’eau attendent qu’une proie passe à portée pour qu’ils n’aient qu’à ouvrir la gueule.
C'est la « médiocratie » d’Alain Deneault.
C’est le stade moyen en tout, hissé au rang d'autorité, une norme impérieuse qu'il s'agit d'incarner, la norme cette manière d’être moyen pour attraper un grade universitaire, plutôt qu’être brillant dans un domaine. Les génies sont priés d’aller faire la file au pointage, ou finir au réapprovisionnement des rayons chez Carrefour.
La division et l'industrialisation du travail ont largement contribué à l'avènement du pouvoir médiocre. Le médiocre est le référent du système.
Marx avait déjà flairé l’arnaque vingt ans avant le tournant du XXme siècle.
« L’indifférence à l'égard du travail particulier correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d'un travail à un autre, et dans laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent. » On passe d'un travail à l'autre comme s'il ne s'agissait que d'un moyen de subsistance. La prestation devient moyenne, le résultat tout autant et les gens parfaitement interchangeables.