Grève perdue et foule irrésistible.
La grève des cheminots en France est un cas d’école.
Nous ferions bien de méditer sur un genre de conflit contre l’État, quand ce dernier reste sourd aux revendications.
Les données sont simples. Le gouvernement en France est majoritaire sans coalition. L’opinion est partagée entre le soutien aux grévistes et la mauvaise humeur quand on attend deux heures un train qui ne vient pas.
L’État peut perdre de l’argent dans une entreprise publique. Il préférerait ne pas en perdre, mais enfin, il ne saurait être question qu’il tombe en faillite. En somme c’est le contribuable qui fait fonctionner la pompe à fric, c’est-à-dire en partie les grévistes, qui versent à travers leurs impôts, une contribution financière à la durée du conflit !
Après des semaines d’affrontement et des concertations qui n’en sont pas vraiment avec les syndicats, Macron dit « c’est comme ça, c’est mon plan » et fait semblant de négocier ce qu’il sait non négociable. De l’autre côté, quand il n’y a que le gréviste qui fait vivre une famille, on se trouve bien coincé entre la défense de son gagne-pain et la nécessité de payer ses courses au supermarché.
On voit bien qu’un gouvernement hors-sol comme celui d’Édouard Philippe ne saurait être touché que par une revendication qui déborde sur les autres activités professionnelles, bref une grève générale, et pas seulement. Une grève d’une pareille ampleur ne peut se faire qu’avec la population. Pour cela encore faut-il que l’opinion publique entre dans le tourbillon et fasse descendre dans la rue une foule convaincue que l’injustice doit cesser.
Dans l’alternative d’une indifférence ponctuée de la mauvaise humeur ambiante, que fait-on ?
La réponse est souvent la conséquence des rapports entre la population et le gouvernement.
Le résultat en France tient en trois lignes dans les journaux.
« Les syndicats réformistes de la SNCF, CFDT et Unsa, ont rejeté mardi la proposition de la CGT de poursuivre la grève en juillet avant même l'intersyndicale qui doit en débattre dans la soirée, actant la fin du mouvement unitaire entamé le 3 avril. »
Faut-il poursuivre une lutte désormais vouée à l’échec et finir comme Che Guevara, dont le corps fut posé sur une table de paysan, entouré de soldats ou rentrer dans l’ombre et attendre des jours meilleurs ?
Parce qu’on en est là dans cette démocratie qui prend une sale tournure de dictature molle, avant qu’elle ne se renforce sous la pression d’un loustic convainquant.
Faut-il rappeler ce qu’est une situation propice, comme il faut agir au quart de tour et que ce n’est pas désarmer d’attendre son heure ?
Il est bon d’avoir de la mémoire en certains cas.
On ne peut rien faire sans la solidarité d’une population même apolitique. Il faut tout simplement saisir l’occasion.
Le 21 décembre 1989, il y eut un instant propice qui régla la situation en une seule journée.
Ceausescu organisait ce jour là une grande manifestation de soutien à son Régime, au centre de Bucarest. On était en plein bouleversement en Union Soviétique et on ne pouvait plus compter sur elle pour rétablir l’ordre au cas où.
Ceausescu voulait montrer au reste du monde, combien « son » peuple lui était attaché.
Son équipe avait réuni 80.000 « fidèles ».
Le président se présenta au balcon d’un immeuble dominant la place, sous les vivats d’une foule apparemment enthousiaste.
Au début du discours dit d’une voix monotone « Je tiens à remercier les initiateurs et les organisateurs de ce grand événement à Bucarest… » soudain quelqu’un le hua quelque part dans la foule. Il s’arrête, il se tait et regarde autour de lui, effrayé.
Aussitôt un autre spectateur prend le relais, c’est une chaîne qui va crescendo. Les gens sifflent, hurlent leur colère, des centaines, puis des milliers d’autres font monter le brouhaha. Puis le public scande « Ti-mi-soa-ra » une ville quelques jours auparavant dans laquelle la Securitate a tiré dans la foule.
Tout cela télévisé, des images qui feront le tour du monde.
Hello, hello disait Ceausescu. Son épouse hurlait « taisez-vous, taisez-vous » à la foule déchaînée. Le reste se perdit en « Du calme camarades, du calme. »
Les 80.000 sur la place avaient senti qu’ils étaient beaucoup plus forts que le vieil histrion à la ridicule toque de fourrure.
Pourquoi ces événements sont-ils si rares ? On voit des milliers de gens empressés à faire la cour aux puissants, tout semble aller dans le sens des chefs et ceux-ci s’enhardissent. Ils veulent laisser leur nom dans l’histoire sur une réforme, entendre dix ans plus tard parler de la Loi Macron.
La foule applaudit, alors qu’elle pourrait bousculer les barrières, monter à la tribune et chasser les professionnels de la représentation, d’un claquement de doigts ! Car souvent ceux qui applaudissent le font par entraînement.
Dans ces moments où l’Europe est aux abois, que Trump enferme des enfants, que le système économique est détraqué, que la démocratie tourne à la mascarade, que la classe moyenne s’effondre et que l’ouvrier s’appauvrit, on ne sait jamais, après une grève qui finit mal, peut-être en y aura-t-il une autre sur les mêmes revendications et que quelqu’un dans la foule ricanera haut et fort au discours de Macron, bientôt suivi du cri de la multitude. Il faut que vous sachiez que le stock de lacrymogène, dans ce cas, ne pourra suffire.
La foule est irrésistible. Et elle ne le sait que très rarement.