Le fric tueur de poésie.
Puisqu’on n’en parle jamais, parlons de l’art.
Contrairement aux apparences et malgré les rappeurs qui passent leur soirée « à niquer ta mère », l’art n’est une valeur sûre que dans l’achat et la revente de toiles de maîtres reconnus.
C’est de la galère assurée pour tout le monde. Le libéralisme économique fait du mécénat alimentaire, soit pour défalquer ses goûts des impôts, soit pour placer des centaines de milliers d’euros sur une signature. On mettra l’œuvre dans un coffre à côté des liasses de billets de banque.
La libération des mœurs n’est pas si évidente que ça. Écrire des cochonneries quand on ne traîne pas déjà un bon passé d’éditions sérieuses, c’est impossible. On n’a pas fini d’énoncer les différences entre les émotions. Seuls les critiques établis ont le pouvoir d’en fixer les limites. Leur œil de lynx perçoit dans l’invisible, ce qui est émotion et fausse émotion, le bon aloi de l’érotisme de salon contre la blague du beauf entre deux tafs derrière la palissade.
Mais où tout le monde est bien d’accord, c’est d’accuser le coup en poésie, sa ringardise, son côté tordu pour aller chercher la rime ou un balancement ersatz au diable vauvert, ses démonstrations larmoyantes d’une société cucu, les affreux diseurs que sont les interprètes, tous bien convergents vers Prévert et son emblème Yves Montand, le champion de la fausse belle articulation. L’artiste ne sombre plus dans la ringardise, c’est la ringardise en personne. Le déclarant poète s’exclut de la société qu’on dit intellectuelle, parce que la plupart des membres sont pourvus du cache-misère d’une faculté des lettres, diplômés, juste avant de s’être jurés de ne plus jamais ouvrir un livre.
Les développeurs artistiques vous le diront, Thierry Ardisson, Cyril Hanouna, Roland Ruquier ont développé un genre qui confère à la poésie ce que Trump doit aux belles-lettres.
On ne lit pas les poètes contemporains, pas seulement parce que leurs œuvres sont introuvables, mais parce qu’on a des raisons de les détester.
De tous les autres artistes, c’est le seul à n’avoir jamais écrit une ode sur le travail, un sonnet sur les mérites du capitalisme, un rondeau pour glorifier Charles Michel.
Son activité sous des dehors alanguis et langoureux consiste à décourager tout le monde de prendre sa besace et son thermos et s’en aller vivre l’exaltation d’une journée de travail à l’atelier ou au bureau.
Le poète est pire que le chômeur pour les anti-glandeurs, il met la paresse en rimes qu’il appelle « riches en plus ! Quand il se décide à prendre un boulot, il part des heures dans les cabinets avec une feuille de papier et un crayon, les chutes d’eau l’inspirent.
Scier une phrase en deux pour que les bouts s’accordent, c’est comme un thread sur Twitter, même un « étude romane » sait le faire. Tout est affaire de temps, le poète, lui, mettra la journée, alors qu’un imbécile instruit ne mettra que dix minutes. Il faut consacrer sa vie à la liberté de ne rien foutre, mais en accordant la rime sans obligations d’aucune sorte.
Pire que le clochard, le poète est l’ennemi absolu de la société MR. Le libéralisme exige au moins dix heures de notre temps par jour pour que l’élite ait du temps libre, mais pour elle c’est permis, tandis que le poète ne le peut pas, il franchit des interdits qui méritent la peine de mort sociale, d’où l’expression « poète maudit ».
Qu’est-ce qui empêcherait cette société qui regorge de tout au point qu’elle en distribue un peu à ceux qui travaillent, de faire une fleur à la poésie, en fichant la paix aux poètes ? Leur dire, vous qui ne fichez rien, on veut bien vous donner un condé, mais ne restez pas à glander au milieu de nous tous, vous nous fichez le bourdon, fichez le camp derrière des paravents, disparaissez et nous remplirons votre gamelle un jour sur deux, vous resterez très faméliques, mais c’est ainsi que vous produisez le mieux.
Cela serait possible si les poèmes produits étaient compris par Hanouma et récités chez Ruquier par Christine Angot.
L’impossibilité est toute dans la langue produite. Les téléspectateurs ne parlent pas la même langue que les poètes ! Les mots se ressemblent, les points, les virgules tout y est, on peut même expliquer le sens de chacun des termes, mais où ça coince, c’est à l’assemblage, on dirait deux langues différentes !
Le monde du travail, moderne, actif et fonceur né pour la croissance, la connaissance pratique ne sait plus ce qu’est une litote, une disjonction, une métaphore, une hypallage (1), etc. Le poète non plus, mais quand l’inspiration le saisit, il parle de l’obscure clarté qui tombe des étoiles, sans savoir qu’il commet un oxymore.
C’est la première fois que la poésie est à ce point hors sol dans ses rapports avec les gens. La poésie médiévale faisait rire et pleurer les manants illettrés. Elle les touchait profondément, car ils la comprenaient.
Le capitalisme aurait-il tué la poésie aussi ?
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1. Hypallage : discordance entre un rapport syntaxique marqué dans le segment et la relation sémantique qui paraît la plus acceptable. (Dictionnaire de rhétorique et de poétique, in Encyclopédie d’aujourd’hui).