Stylite et masqué.
Depuis que je me livre à l’exercice d’écrire une page par jour, j’y exprime plus mes instincts guerriers pour la politique, qu’un goût, pourtant assez fort, de la rêverie. Cela me prend quand la mélancolie m’assaille. Alors, de la contemplation monte la nostalgie, comme un flux calme et lent.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous refiler mes vers de mirlitons… Si l’on poursuit l’ambition d’être lu jusqu’au bout, il faut faire court et amusant.
Une autre manière consiste à raconter une belle histoire d’amour. Celle de Fabrice dans « La Chartreuse de Parme » est irrésistible. Le lecteur ou la lectrice entre dans la peau d’un des personnages d’Henri Beyle, de Clélia Conti à Fabrice Del Dongo…
Mais, l’imprévisibilité du temps nous rattrape et nous nous précipitons sur tout ce qui nous fait rire, afin de faire sortir le présent de nos mémoires, pour que demain garde les jours heureux du passé, quand la joie fondement du rire s’associe au bonheur.
Hélas ! les humoristes ne sont plus ce qu’ils étaient au temps des cabarets montmartrois. Les voilà devenus bonimenteurs de radio ou interdits de scène pour propos subversifs, bientôt inaudibles, les uns parce qu’on les entend trop, les autres pas assez.
Fasciné par le mal, en ces jours fatals où tout semble basculer dans un inédit proprement insoutenable, on en revient à ce mal qui nous accable, cette petite bêbête qu’on ne voit pas et qui squatte nos cellules, faisant obligation aux amoureux de déserter les bancs publics et au sage de monter au haut de sa colonne. On touche à l’histoire de ce Hussard sur le toit de Giono, qui se gardait du choléra par cet isolement insolite, comme nous placardisés, retranchés dans les bunkers de nos cuisines.
Adieu, la légèreté aimée. On cherche des exemples de situations drôles pour distraire le cours de la pensée de l’effrayante fixation. On redoute le regard du Moïse de Michel-Ange. « Quel misérable pourrait passer à côté de l’œuvre de ce génie, sans entendre jusqu’au plus profond de ses entrailles, la très humble et innocente prière de ce marbre » s’écrie Léon Bloy dans son Journal.
Athée, j’en ai ressenti le choc.
Le temps ne serait-il que le souverain de ce qui précède, le dernier mot de cette encre qui sèche ?
Platon aurait-il raison contre Kant de n’accorder au temps qu’une place secondaire ? Dans sa sagesse, il le relègue à l’arrière-plan de sa caverne.
Et cette écriture est à chaque instant, une forme du passé. « L’homme est un point perdu entre deux infinis » résume Pascal.
Il n’y a pire souffrance que d’assister à la souffrance de celle qu’on aime soupire l’égoïste, qui ne peut empêcher de sentir le refus de sa bonne santé de se charger de la mauvaise santé des autres. L’amoureux sincère est altruiste.
Voilà qui nous ramène où ne voulions plus aller, à ce Covid-19, si imprévisible et pourtant inéluctable. À défaut de se raccrocher au temps irréversible, on se prend à rêver d’espace, puisqu’on peut parcourir un chemin et puis en revenir, alors que pour Héraclite “on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”. Il est vrai aussi que le chemin du retour est différent de l’aller, mais ces différences sont minimes. Ne serait-ce que courbées par le vent les herbes et les feuilles se sont déplacées, mais ces modifications de l’espace sont invisibles à nos yeux.
C’est ainsi que les êtres que nous aimons changent tous les jours, de manière si infime qu’à peine nous nous en apercevons. C’est la surprise de Frédéric devant les cheveux gris de Marie Arnoux, son grand amour, lorsque dans trois pages d’anthologie, Gustave Flaubert les fait se rencontrer quelques années plus tard dans l’explicit de « L’éducation sentimentale », sans qu’il y ait eu entre eux le phénomène d’accommodation qu’est le fait de vieillir ensemble.
La mémoire lutte contre la fugacité du temps. “Pour la magie du ressouvenir, le passé pouvait être restitué” écrit Proust à la recherche du temps perdu. Bien sûr, on ne retrouve jamais le passé rigoureux et immuable, on l’évoque entre usure et dégradation de ce que l’on est devenu. On le réinterprète. Souvent, on le réécrit de mauvaise foi, surtout quand on y laisse des traces de soi-même qui sont loin de l’exemplarité ou de l’effacement dans laquelle on était, alors que les autres semblaient en pleine lumière. Les souvenirs se transfigurent .
Le présent étant déjà du passé, le temps ne peut être rationnellement expliqué, le contemplatif involontaire que je suis, suite aux effets de la pandémie, en dispose à foisons pour des « Voyages autour de ma chambre ».
Pour lutter contre notre finitude à l’unique issue, l’homme cherche des dérivatifs, la conquête du pouvoir, l’accumulation des biens, « Le présent n’est jamais notre but, le passé et le présent sont nos moyens, seul l’avenir est notre fin » (Pascal). L’homme, s’agite croit se définir dans l’intensité des jours, en réalité il se fuit. Il bat le vide de ses bras, il n’enserre rien que du vent. Tout le malheur des hommes vient de ne pouvoir rester en repos. Il est incapable de supporter un face-à-face avec lui-même, c’est la source de son malheur.
On sait tout cela, mais qu’elle se porte mieux, que ce n’est pas ce qu’on croyait sans pouvoir le dire… et c’est Antigone qui enterre ses frères et épouse Hémon.