Une journée de travail.
Est-on au fait, en haut-lieu, de ce qu’est une journée de travail pour le plus grand nombre ? À les entendre, je ne pense pas qu’ils aient compris.
Je sais ce n’est pas le moment en pleine crise, mais ce n’est jamais le moment !
Ce n’est pas tant l’obligation d’être ponctuel à l’horloge pointeuse qui coûte, mais l’absence d’intérêt pour les tâches parcellisées qui est en conscience une destruction mentale de celui qui en a l’obligation pour survivre.
L’intensité négative ressentie est la même dans des halles d’usine que dans des bureaux. Si les dirigeants ignorent comment les gens se trouvent décervelés après seulement une heure de travail, ils n’ont qu’à essayer de prendre un stylo de le décapuchonner d’écrire sur une feuille de papier « Je travaille », de recapuchonner le stylo de se lever puis de se rasseoir et de recommencer l’exercice de huit heures du matin à midi et de 13 heures à 17 heures. Toute besogne répétitive non réfléchie et voulue par une conscience n’est qu’une corvée. Ce n’est pas seulement le travail à la chaîne qui est en cause, mais toutes les tâches qui robotisent les gens.
Dans toute autre société oserait-on demander ce sacrifice sans des compensations, comme de meilleurs salaires, une haute considération et des diminutions de prestations ? Dans la nôtre, l’abrutissement « par devoir » est élevé en vertu patriote, un service à rendre à la société !
Les ministres de l’instruction publique, eux, le savent. Comme leur boulot n’est pas de faire de la sociologie, ils adaptent les cours inférieurs, ceux pour lesquels on destine le tout-venant de la jeunesse, à cet absence d’intérêt pour ce que l’on fait : à savoir les rendre idiots, à tout le moins les abrutir des conneries habituelles dont on ne les veut pas capables de sortir, à seule fin de ne pas leur donner d’esprit critique et éveiller en eux, autre chose que de la résignation.
Il n’y a pas pire ignorance, quasiment criminelle, d’un ministre qu’on pousse à dire qu’il travaille trop, par flatterie journalistique, et qui se laisse aller à décrire une de ces journées de travail, comme étant celle d’un métier particulièrement éreintant.
Une tâche pour laquelle on n’a pas besoin d’apprentissage, ni même de diplômes, n’est pas un métier. Ça l’est peut-être dans l’esprit du ministre, mais pour l’homme de la rue, cela s’appelle un boulot sans besoin de qualification.
En passant, les ministres ont oublié la définition de leur mission qui jusqu’à il n’y a guère n’était pas considérée comme un travail, mais comme un service rendu à la population. Sous l’effet du mot travail, ils se sont mis à gamberger comme un ouvrier qui se syndique pour gagner un peu plus, si bien qu’aujourd’hui ils s’allouent des paquets, heureusement que pour la paix du pays, de l’ouvrier agricole au manœuvre, les gens ne l’imaginent même pas.
Cette démocratie a donc des spécificités très au-dessus de ce que le baron médiéval pouvait attendre de ses serfs. La population employée de si ignominieuse façon, l’est parce que les ministres avec les économistes libéraux croient qu’elle ne peut agir intelligemment.
Avez-vous jamais osé visiter Chertal qu’on s’apprête à démanteler ou un ancien site abandonné à Seraing d’Usinor-Mittal ?
Ceux qui ne s’y sont jamais retrouvés en bleu de travail restent surpris des conditions dans lesquels l’homme s’oblige à travailler pour nourrir sa famille.
Parmi les décombres, parfois un réfectoire improvisé, soit parce qu’il était à l’abri du vent et conservait un peu de la chaleur radiante des fours. Des gamelles traînent sur un coin de table, une cafetière genre émaillée qui a perdu son couvercle, un air d’abandon et de tristesse sur tout cela et il vient des larmes aux yeux de penser comment ces hommes et parfois ces femmes ont été traités, avec quel dédain de beaux messieurs regardaient cette humanité depuis les étages des bureaux, dans le silence de derrière les double-vitrages.
Alors, on est plein d’indulgence pour ce monde du travail qu’il faudra bien un jour dissocier de son ersatz : celui des ministres.