Hoc est corpus meum.
Déjà le titre augure de ce que pourrait se farcir le lecteur, d’où une hésitation bien compréhensible. Une chronique sans lecteur, pourquoi pas ?
Que s’est-il passé au cours de ces deux dernières années qui fait que nous ne sommes plus, ce que nous étions avant, hormis le fait, évidemment, que nous ayons vieilli ?
C’est un peu l’ambiance du temps de guerre que cette génération n’a pas connue : une Belgique occupée par une armée étrangère. L’occupant est aujourd’hui un virus. Il est partout et nulle part, puisqu’il est invisible. Étrangement, le gouvernement se conduit, à cause de lui, comme s’il était son émanation, puisqu’il prend des mesures sans nous consulter. Il ferme puis il rouvre des cinémas et des bibliothèques, des restaurants et des cafés, sans trop s’inquiéter de ce que veulent les citoyens par les voies démocratiques.
La peur du présent nous empêche de vivre pleinement. On se réfugie dans le passé. Au début de 2019, tout le monde ignorait ce qui allait durablement transformer nos vies. Nous avions nos tracas et nos instants de bonheur ; mais le temps ne se déroulaient pas de la même manière, il n’y avait pas ce petit suspens qui relègue les cancers en deuxième position de nos inquiétudes.
De Port Royal, Pascal transcrivait son ressenti qui pourrait être aussi le nôtre « nous errons dans des temps qui ne sont point les nôtres ».
Pour oublier cette angoisse temporelle, l’homme s’invente des dérivatifs. Les passe-temps choisis diffèrent selon les caractères ; mais ils ont une dimension supplémentaire, ils servent à faire oublier le tragique de notre condition.
La vie est brève, l’ennui l’allonge dit Jules Renard. Avant le virus, la plupart de nos actions étaient du divertissement quasiment obligé : le travail, les sorties, les soirées entre ami, les réunions en famille. Monsieur Bergeret, le double d’Anatole France, y trouvait même les moyens d’empêcher de réfléchir à nos vies, et de nous éviter de nous retrouver face à nous-même. Et voilà que ces mêmes divertissements servent à gérer des angoisses et des peurs, qui sont plus que des suppositions de l’esprit, mais des réalités comptabilisées aux entrées et sorties des Urgences de nos hôpitaux !
Pascal n’imaginait pas après que les hommes aient pu guérir de la mort, en n’y pensant point, qu’ils se trouveraient dans des lieux trop fréquentés par elle, pour l’oublier ; comme s’ils étaient sur un champ de bataille, à piétiner faute d’espace, ceux qui tombent !
2022 pourrait être l’année bilan pour remettre de l’ordre dans ses peurs et se reprendre en main.
Qu’est-ce qui nous fait croire que quelque chose a changé nos vies, sinon nous fait admettre qu’elle pourrait les écourter ? Nous vivons comme si nous étions immortels, en oubliant que notre vie pouvait avant, comme aujourd’hui, s’arrêter à tout moment. Conséquence : on remet nos projets à plus tard, et en attendant, on gaspille notre temps au lieu de vivre pleinement le présent. Ceux qui sont en bonne santé aujourd’hui le sont de la même manière que lorsqu’ils l’étaient avant.
Comment faire ? Il faut s’écouter, et faire les choix qui sont en accord avec nous-même, de manière à ne pas gaspiller notre temps inutilement, exactement de la même manière qu’en 2019.
J’éviterai le Dasein de Heidegger qui se traduit par « être-là » = l’existence, pour m’appuyer sur Parménide « le non-être n’est pas ». Qu’est-ce qu’on s’en fiche puisque nous sommes dans la catégorie de « l’être est » !
Oui, le covid ça fait flipper. Ça nous fait prendre conscience de l’extrême fragilité de nos vies. Et puis après ? Nous ne le savions pas avant ce nouvel avatar ? Il s’agit d’être capable d’accepter que notre vie telle qu’on la vit puisse se répéter éternellement, avec nos joies, nos bonheurs comme nos déceptions et nos peines. (Nietzsche, Le Gai Savoir.)
Il y a ce paradoxe entre le repli sur soi et la solidarité. Les récentes inondations nous ont révélé le courage des gens et leur solidarité. Mais cette solidarité ne peut qu’être individuelle. Elle consiste à trouver un espace de pensée entre la communauté et soi.
Comprendre le monde et savoir comment vivre sont les éléments à notre équilibre que nous devons retrouver. Nous assistons à une forme de destruction d’un monde : mondialisation, interdépendance, mauvaise utilisation des fonds publics, etc. L’enjeu est la création d’un monde nouveau.
Je pensais en débutant cette chronique décrire ce que ressentent les gens en rapportant ce que je ressentais. Prétention sans doute, d’un vieux prof de philosophie, qui finit toujours par retomber dans ses dadas. Voilà que toute chose allant son cours, c’est d’un fond optimiste que je trimballe en moi que ressurgit et m’émeut à la fois, un texte d’Henry Miller que je recopiai à l’aube de mes vingt ans.
« Ainsi donc, que le monde tombe en morceaux ou non, que vous soyez dans le camp des anges ou le diable soi-même, prenez la vie pour ce qu’elle est, payez-vous-en, et répandez joie et chaos ».